Par Raphaëlle Bacqué

Les Français avaient fini par l’apprendre par bribes : il y avait un chagrin noir au cœur de la vie de leur ancien président et de sa femme. Laurence Chirac, morte jeudi 14 avril d’un malaise cardiaque, était leur fille aînée, leur drame intime et sans doute leur culpabilité secrète. Au soir de sa vie politique, en 2007, alors qu’il venait de quitter l’Elysée, Jacques Chirac avait d’ailleurs fait cet aveu terrible : « Cela a été et c’est le drame de ma vie… » avait-il confié à Pierre Péan dans l’Inconnu de l’Elysée (Fayard), en s’interrogeant sur son impuissance à « sauver » sa fille de la maladie qui la rongeait depuis plus de quarante ans : « peut-être aurais-je dû faire plus, psychologiquement parlant… »

Laurence Chirac était invisible sur les photos pourtant abondantes de la famille Chirac - « la jeune fille au masque de fer », avait écrit Franz-Olivier Giesbert dans La Tragédie du président (Flammarion) - mais elle avait déterminé en grande partie la position de chacun dans le clan et notamment celle de sa sœur cadette. Claude Chirac, si présente auprès de son père, au point d’avoir été pendant vingt ans sa conseillère la plus proche, avait reconnu un jour devant Béatrice Gurrey, journaliste au Monde et auteure de Les Chirac (Robert Laffont, 2015) : « C’est vraiment difficile pour moi d’être celle qui n’était pas malade ».

La mauvaise conscience du couple

Née le 4 mars 1958, quatre ans avant Claude, Laurence Chirac avait été jusqu’à l’âge de quinze ans une jeune fille gaie et très bonne élève. Les yeux noirs de sa mère dans le visage de son père mais la vie compliquée d’une fille d’homme politique. C’est à l’été 1973 que ses parents faisaient remonter sa maladie. Lors de vacances en Corse, avec sa mère et sa soeur, alors que Jacques Chirac est ministre de l’agriculture, elle contracte une méningite. Dans les semaines qui suivent, revenue dans le château de Bity que le couple Chirac possède en Corrèze, la jeune fille cesse de s’alimenter. L’anorexie, assure les médecins, est souvent liée à un rapport particulier au père. Il est entièrement absorbé par son ambition. « Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais passé un dimanche avec lui », remarquera plus tard sa sœur Claude.

Laurence devient la mauvaise conscience de ce couple qui se consacre tout entier à la politique. Jacques Chirac, cet homme qui passe sans cesse en coup de vent chez lui et repart vers sa vie dévorante, s’astreint pourtant chaque jour à venir déjeuner avec elle, quitte à prendre un second repas dans son « autre vie », celle à laquelle il ne veut pas renoncer.

La maladie laisse parfois des répits à la jeune fille. Elle entreprend des études de médecine. Son père lui trouve un stage dans le service du professeur Lejeune, grand spécialiste de la trisomie, catholique et adversaire farouche de l’avortement. Mais Laurence peine à mener une vie normale d’étudiante. Elle doit bientôt renoncer à passer l’internat : « elle pesait vingt-sept kilos », confiera plus tard sa mère.

En 1984, la voilà qui se présente à Patrick Poivre d’Arvor, qui anime alors A nous 2, une émission de consommation sur Antenne 2. Elle joue les standardistes bénévoles pour ce présentateur qu’elle admire avec passion. « C’est un trait particulier aux anorexiques, comme je l’ai appris plus tard, que d’avoir toujours le souci de rendre service aux autres », assure aujourd’hui le journaliste dont la fille, Solenn n’est pas encore tombée elle-même dans l’anorexie en 1984.

« Pour une mère, c’est effroyable »

Le 13 avril 1990, le couple Chirac et leur fille Claude sont à peine partis en Thaïlande que Laurence se jette par la fenêtre du quatrième étage de son appartement parisien. Elle est gravement blessée, au bassin, aux jambes et à la tête, mais la rumeur publique la donne morte. Pendant des semaines, des dizaines de messages de condoléances, parfois d’amis de longue date, arrivent à l’hôtel de ville de Paris où vivent le maire de la capitale et sa femme. Alors que plusieurs de ses conseillers le pressent de poser en photo avec ses deux filles, afin de faire cesser l’atroce rumeur, Jacques Chirac refuse. Ce n’est que la première tentative de suicide d’une longue série.

Laurence est désormais incapable de travailler. Elle est constamment accompagnée d’une infirmière. Tous les jours, une voiture de la mairie de Paris lui apporte son déjeuner. En 1995, lors de l’investiture à l’Eysée de Jacques Chirac, elle parvient tout de même à se glisser dans la salle des fêtes pour suivre la cérémonie derrière un pilier, mais continue, pour le reste, à vivre en retrait. Le professeur en neuropsychiatrie Louis Bertagna, qui s’était occupé d’André Malraux, passe chaque dimanche une à deux heures avec Laurence.

« Pour une mère, c’est effroyable », avait confié Bernadette Chirac en 2001, dans un livre d’entretien Conversation. L’épouse du président de la République passait énormément de temps à s’occuper de sa fille, afin de laisser son mari se consacrer à sa carrière. En 2004, Bernadette Chirac avait pesé de tout son poids d’épouse du chef de l’Etat pour créer au cœur de Paris « La maison de Solenn », un établissement médical consacré à l’anorexie, qui porte le nom de la fille de Patrick Poivre d’Arvor, qui s’était suicidée en 1995 à l’âge de dix-neuf ans. « Il est certain que si ma fille aînée n’avait pas été frappée par cette terrible maladie, je ne me serais jamais aperçue des complications pour trouver ce genre d’établissement. J’ai découvert qu’il n’y avait rien », expliquait Mme Chirac. Laurence n’avait jamais visité l’établissement. Elle allait cependant un peu mieux, affirmait sa mère. Le 29 novembre 2012, pour les quatre-vingts ans de l’ancien président de la République, la famille avait d’ailleurs posé dans Paris Match, avec Laurence, présente pour la première fois au premier plan. Comme si Jacques Chirac, affaibli par la maladie, avait voulu laisser une dernière image de sa famille, enfin au complet.
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