Pedro Almodovar : "Il y a des réalisateurs qui peuvent être très cruels avec leurs acteurs" |
Le Monde | 16.08.11 | 17h13 • Mis à jour le 17.08.11 | 07h29 |
A 61 ans, Pedro Almodovar est devenu "plus grave, plus austère", comme il le dit. La Piel que habito, présenté à Cannes en mai, est un récit baroque qu'il a transformé en tragédie, ce qu'il explique, en dévoilant dans cet entretien des éléments-clés de l'intrigue. Le film marque ses retrouvailles avec le seul mâle de la troupe de ses égéries (Carmen Maura, Victoria Abril, Penélope Cruz...), Antonio Banderas, avec qui il n'avait pas tourné depuis Attache-moi, en 1989. Qu'avez-vous trouvé dans "Tarantula", le roman de Thierry Jonquet ? A la première lecture, mon attention a été attirée par l'accomplissement d'une vengeance, de façon aussi originale. Ensuite, la lecture d'un livre dans la perspective de son adaptation est différente de celle qui est guidée par le désir de se divertir. J'ai trouvé dans ces livres des éléments qui n'étaient plus justifiables à l'écran. J'ai décidé de suivre mon chemin et de trouver mon propre discours cinématographique. D'autres thèmes se sont ajoutés à celui de la vengeance ? Oui, d'ailleurs la vengeance a presque disparu, ce n'est plus qu'une justification aux souffrances qu'inflige cet homme. J'ai d'abord voulu parler d'un monde où l'identité extérieure des gens dépend de leur volonté. J'ai imaginé un monde où la chirurgie esthétique est si développée que le physique des gens est devenu comme un costume soumis au temps et à la mode. Les modèles physiques avaient changé, il ne s'agissait plus de ressembler à des vedettes - acteurs, mannequins ou sportifs -, mais à des animaux. Des gens se faisaient des visages de tigre. Le résultat était une espèce de comédie noire qui jouait avec les identités, y compris sexuelle. Une des dernières modes était que les hommes se mettaient à porter des seins. Pourquoi vous êtes-vous arrêté ? Très vite, je me suis décidé à prendre le chemin opposé. Il y avait un déséquilibre entre l'élément comique et l'aspect gothique de l'histoire, avec ce personnage qui tient captif celui dont il veut se venger. Bien sûr, il ne faut pas avoir peur de mélanger les genres, mais il faut que le mélange donne l'impression d'être naturel. J'ai préféré un récit noir, gothique par moments, dans lequel je pouvais développer les trois personnages qui vivent dans cette maison. Pour que ce médecin puisse mener à bien toutes ses entreprises, il a besoin d'un complice inconditionnel. C'est ainsi qu'est né le personnage de la mère. Pour une fois, vous avez commencé un scénario sans mère, mais elle est quand même revenue. Oui, le médecin a besoin d'un appui et je crois que le meilleur appui dont on puisse bénéficier est celui d'une mère. Il y avait donc cette histoire de geôlier dont le prisonnier avait violé la fille. Mais il m'est apparu plus intéressant que le viol n'ait même pas eu lieu. Le garçon puis la fille sont victimes d'une fatalité qui a envahi toute l'histoire, jusqu'à devenir l'élément-clé du film. En général je commence à écrire mes scénarios sur un mode comique, baroque, surréaliste. Ensuite, l'humour s'efface progressivement pour laisser la place à l'histoire que je veux raconter. En mettant en scène cette relation entre docteur et prisonnier, pensiez-vous à la relation entre metteur en scène et comédien ? Un amant essaie de recréer l'être aimé à sa manière. Le meilleur exemple dans le cinéma est Sueurs froides, de Hitchcock. J'ai pensé à James Stewart accompagnant Kim Novak chez le coiffeur et dans le magasin de vêtements. Son attitude est exactement celle d'un metteur en scène avec une actrice. Ou avec un acteur, mais on change plus une actrice qu'un acteur. Encore que dans le cas de Gael Garcia Bernal (Pedro Almodovar a dirigé cet acteur dans La Mauvaise Education), j'ai fait d'un acteur une actrice. Le docteur et sa patiente sont aussi un bon exemple de cette relation. Je n'atteins pas ce niveau de cruauté, mais il y a des réalisateurs qui peuvent être très cruels avec leurs acteurs. La place d'un cinéaste est celle d'un dieu, le créateur absolu. C'est lui qui décide de ce qui est authentique ou non, vrai ou faux. C'est le miroir unique dans lequel l'acteur peut se regarder. Il y a des réalisateurs qui peuvent user de ce pouvoir de manière illégitime. Je pense à Hitchcock et à Tippi Hedren. Comme Hitchcock n'arrivait pas au contact physique qu'il désirait avec elle, il a filmé toute une journée une séquence des Oiseaux qui la voit ouvrir la porte derrière laquelle sont les oiseaux qui se jettent sur elle, si bien qu'elle a dû aller à l'hôpital. Etes-vous entré dans ce territoire illégitime ? Je ne crois pas. Les acteurs acceptent que tu pénètres avec ta main au fond de leurs entrailles et que tu en sortes les choses qui t'intéressent, et tu le fais avec leur permission. Mais c'est quand même un déchirement. Pour l'acteur, le réalisateur est le psychiatre, l'amant, le père. Et l'acteur ressent à son égard tous les sentiments que l'on ressent pour un amant, pour un père, pour une figure de pouvoir. Parce que, en définitive, le réalisateur, c'est le pouvoir. |
Propos recueillis par Thomas Sotinel |
Article paru dans l'édition du 17.08.11 |
《我寄居的皮膚》
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