La bataille de Normandie en neuf points
LE MONDE | 04.06.2014 à 15h40 • Mis à jour le 05.06.2014 à 15h07 |
Propos recueillis par Jean-Jacques Lerosier
Extrait du Hors-série Le Monde, disponible en kiosques : « 1944 : Débarquements, Résistances, Libérations »
§ 1. Une armada de 4 000 navires
Chef du SHAEF, le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (« l'État-major suprême des forces expéditionnaires alliées »), Eisenhower est un grand politique. Son premier travail est de faire avancer, ensemble, l'attelage américano-britannique. Américains et Anglo-Canadiens ont des manières de travailler totalement différentes. Au printemps 1944, près d'un million et demi d'Américains, soit la population actuelle de la Basse-Normandie, vivent dans le sud de l'Angleterre. Avec une cohabitation pas toujours facile.
Le Débarquement en France décidé, les Américains prennent vite les choses en main. Cinq plages normandes sont ciblées, auxquelles il faut ajouter deux ports artificiels. Pour réussir, du matériel et de la logistique, les deux mamelles du Débarquement, sont nécessaires. Sur mer, l'opération Neptune comptabilise plus de 4 000 navires, toute la flotte de guerre des Alliés, des navires de commerce reconvertis en transport de troupes, des navires spéciaux à fond plat qu'il a fallu construire. Il y a aussi les fameux DUKW, Dual Utility Kargo Waterborne, plus connus sous le nom de ducks (canards). Ces curieux engins amphibies aux allures de gadget mais présents au nombre de 2 583 rien que pour la Normandie (il y a aussi le Pacifique), par ses navettes incessantes entre les navires de transport et les plages, vont transporter plus d'hommes et de matériel que le port artificiel d'Arromanches.Avec 12 000 avions, la force aérienne des Alliés est de dix à vingt fois supérieure à la Luftwaffe. Le roi de la bataille de Normandie, c'est l'avion. Eisenhower l'écrit dans ses Mémoires : « Sans notre maîtrise écrasante de l'air, au moment de l'invasion, l'assaut contre le continent aurait été extrêmement risqué, sinon impossible. »
§ 2. Quand la météo s'en mêle
Le Débarquement a lieu sur cinq plages : Utah Beach, Omaha Beach, Gold Beach, Juno Beach et Sword Beach, soit 80 kilomètres de littoral. Les plages les plus à l'ouest sont américaines. L'objectif est de conquérir le port de Cherbourg. Celles plus à l'est sont anglo-canadiennes. Le but est de faire sauter le verrou de Caen.
Il y a toujours des aléas dans une opération d'une telle envergure. Le général en chef Eisenhower rédige deux messages pour la BBC. Le second, jamais lu et gardé longtemps dans son portefeuille, s'achève ainsi : « Si l'on cherche un seul responsable ou un fautif, c'est moi seul. »
Premier des imprévus, le changement de date. Le dimanche 4 juin, Stagg, le monsieur météo de Southwick House où est installé le QG du D-Day alerte des mauvaises conditions du lundi 5. « Toute l'assistance semblait frappée d'horreur », écrit-il dans ses Mémoires. Ike - le surnom d'Eisenhower - l'écoute et reporte l'opération au mardi 6 juin sur une vague promesse d'amélioration passagère. Au dernier moment, il faut faire revenir les navires déjà en mer.
Autre aléa, Utah Beach. Les troupes américaines débarquent 2 km au sud de l'endroit prévu devant le Widerstandsnest (nid de résistance) numéro 5 rasé auparavant par l'aviation alliée. C'est une chance due au courant, à la fumée des bombardements, à l'absence des deux vedettes devant guider les opérations, l'une est en panne, l'autre a coulé. A Utah, 27 chars amphibies, les fameux DD, Duplex Drive, abordent en appui feu avec la première vague d'assaut, contre deux seulement à Omaha, les autres ayant coulé. Rien ne se passe comme prévu : à Utah, le hasard fait bien les choses et les pertes au soir du D-Day n'atteignent pas 200 hommes. A Omaha, les pertes sont telles, 3 200 morts dès les premières heures, que Bradley envisage, un moment, de rembarquer les troupes pour aller vers Utah.
Autre gros imprévu, Caen. La ville devait être libérée le 6 au soir. Elle ne le sera que plus de quarante jours plus tard, le 17 juillet...
§ 3. Des Allemands incrédules
Tout le commandement allemand, sans aucune exception, a cru que le Débarquement était un leurre. Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, Hitler se couche vers 3 heures du matin, comme toutes les autres nuits. Personne n'ose le réveiller. Quand il prend connaissance des événements survenus en Normandie, il est déjà trop tard.
Hitler se prend pour un grand stratège qu'il n'est pas. Surtout, il ne fait confiance à aucun de ses chefs de guerre. Lesquels le lui rendent bien : le Führer n'est pas de leur caste. Churchill délègue, Roosevelt délègue. Hitler, lui, se mêle de tout, décide de tout, y compris du déplacement de la moindre division. Le 6 juin 1944, c'est l'erreur colossale. Il prend la décision de ne pas déplacer les divisions blindées du nord de la France vers l'ouest. Sur le terrain, les troupes allemandes seront les premières victimes de cette stratégie.
Hitler n'est pas le seul à avoir « zappé » le Débarquement. Rommel est rentré en voiture en Allemagne fêter l'anniversaire de sa femme. En Normandie, Edgar Feuchtinger, chef de la 21e Panzerdivision, seule division blindée allemande de toute la zone du Débarquement pla-cée au sud-est de Caen, est monté à Paris. Il passe la nuit chez sa maîtresse. Incognito et sans aucune liaison radio. Le chef est injoignable quand son état-major ne sait quels ordres donner. Condamné à mort en janvier 1945 par un tribunal militaire nazi, finalement gracié, il reprend le combat comme simple canonnier. Il meurt en 1960, à 66 ans.
§ 4. Les 80 jours les plus longs
La bataille de Normandie se déroule longtemps sur deux fronts : l'un, américain, à l'ouest, l'autre, anglo-canadien, à l'est. Avec des rivalités et des stratégies très différentes, chacun accusant l'autre de ne pas avancer assez vite, de ne pas percer. Les Américains reprochent aux Anglo-Canadiens de piétiner aux portes de Caen. Ils pointent le semi-échec de l'opération Goodwood. Patton s'en mêle. « Montgomery fait un gâchis épouvantable en Normandie », écrit-il. Montgomery, lui, invoque la théorie de l'enclume et du marteau. Il est l'enclume qui fixe les divisions blindées autour de Caen tandis que les Américains sont le marteau en devant avancer dans le Cotentin après la prise de Cherbourg.
Les Américains ne font guère mieux, enlisés dans une inattendue guerre des haies dans le Cotentin. Les soldats ne sont pas du tout préparés à ce que l'ennemi embusqué derrière les arbustes du bocage leur inflige de lourdes pertes. Des pathologies psychiatriques apparaissent.
Les deux fronts ne se rejoindront qu'à la fin des 80 longs jours de combats de la bataille de Normandie, à Chambois, dans l'Orne. C'est une tenaille dont les deux pinces se referment sur les troupes allemandes dans la poche dite de Falaise, puis à Chambois. Ce n'est pas un Stalingrad en Normandie comme d'aucuns ont pu l'écrire. De nombreuses troupes allemandes ont pu s'échapper.
§ 5. La terrible guerre des haies
Après la prise du port de Cherbourg, le 26 juin, les Américains doivent percer au sud. Or, les troupes de Bradley ne se heurtent pas aux divisions Panzer qui bloquent les Anglo-Canadiens autour de Caen mais aux haies. Elles découvrent un ennemi inconnu, le bocage et son damier de petits herbages. L'historien Jean Quellien cite Bill Davidson, soldat américain : « Ce genre de guerre est un vrai paradis pour les tireurs embusqués, les mitrailleurs, les bazookas. C'est l'enfer pour les chars et les véhicules blindés. L'importance, ici, c'est le soldat sur le terrain. Il ne se bat pas comme dans un manuel. » Le sergent Culin soude à l'avant de son char deux fortes dents d'acier qui servent de coupe-haie. L'expérience étant concluante, Bradley ordonne d'équiper le plus grand nombre possible de chars Sherman de hedgecutter, le fameux coupe-haie.
Les Allemands exploitent la géographie du bocage. « En travers du Cotentin, écrit Bradley, les haies vives formaient une ligne de défense naturelle plus formidable que tout ce que Rommel avait pu inventer... Pas même en Tunisie, nous n'avions rencontré un terrain défensif aussi exaspérant. » Il faut attendre le 18 juillet pour que Saint-Lô, la capitale des ruines, soit libérée. L'opération Cobra est lancée le 25 juillet par un bombardement d'une violence inouïe. L'impétueux Patton entre en scène et réalise enfin la percée tant attendue vers Avranches, libérée le 31 juillet, et la Bretagne. La folle contre-offensive de Mortain, le 7 août, voulue par Hitler pour attaquer jusqu'à la mer, sera un échec.
§ 6. Et pendant ce temps-là à l'Est...
L'armée allemande est déjà à bout de souffle quand commence le Débarquement. En fait, le IIIe Reich a pratiquement perdu toute chance de victoire en échouant devant Moscou, à l'hiver 1941. A cette date, sur le papier, les Allemands ont perdu la guerre. Ils n'ont pas le souffle pour durer. Ils pensaient participer à une course de vitesse pour conquérir l'Europe. En fait, le 100 mètres s'est transformé en un marathon.
Les Français et surtout les Normands ne parlent que de la bataille de Normandie. C'est normal, sans doute. Mais, c'est oublier l'opération Bagration sur le front de l'Est. Il ne faut jamais perdre de vue que les Allemands ont dû se battre sur deux fronts, à l'ouest et à l'est, deux marathons en fait ! Le 22 juin 1944, un peu plus de quinze jours après le Débarquement en Normandie - et trois ans jour pour jour après l'invasion de l'Union soviétique par les armées nazies -, Staline attaque, de son côté, les troupes hitlériennes. Objectif : maintenir un maximum de divisions allemandes à l'Est afin de faciliter la progression des Alliés à l'Ouest. Staline met le paquet. Pour cette opération, pas moins de 166 divisions, 1 300 000 hommes, 5 000 avions, 2 700 chars... sont mobilisés. Le front principal n'est pas celui qu'on croit en Normandie : il est à l'Est. Cette offensive soviétique, la plus grande depuis le début de la guerre, a été souvent occultée dans le monde occidental pour cause de guerre froide et de réécriture de l'Histoire.
§ 7. L'Amérique en Normandie
En 1944, la population normande est très majoritairement rurale. Venant de subir quatre ans de privations, de vexations, elle accueille à bras ouverts les libérateurs, particulièrement les Américains. Les Normands font alors un contresens : les Alliés ne viennent pas pour libérer leur territoire, ils sont d'abord là pour vaincre l'Allemagne nazie. Quand les troupes américaines arrivent dans les villages, c'est une autre civilisation, urbaine, qui fait irruption. On échange du beurre et des œufs, du cidre et du calvados contre des rations K et du chewing-gum, du café soluble et des cigarettes Camel, Pall Mall, Lucky Strike... Un choc pour les Normands.
Le contact avec les libérateurs n'est pas toujours idyllique. Commis par une infime minorité de soldats, des actes violents n'en sont pas moins cruellement ressentis par la population, notamment pour ce qui concerne les agressions sexuelles. 175 plaintes pour viol sont enregistrées pour le seul mois de juin 1944. Ces crimes, parfois accompagnés de meurtres, sont circonscrits dans le Cotentin, là où stationnent des troupes américaines d'intendance. Les gens de la Manche accusent spécialement « les troupes de couleur ». Qu'en est-il ? Les soldats noirs sont en effet majoritaires dans les condamnations pour viol comme ils le sont dans les troupes d'intendance puisque la ségrégation leur interdit alors d'être au combat, c'est-à-dire de porter des armes.
Les autorités américaines n'attendent pas les plaintes officielles du gouvernement français pour sévir. La justice est impitoyable avec ces criminels qu'elle condamne le plus souvent à mort et exécute par pendaison. Ce type de phénomène est d'une autre ampleur sur le front de l'Est avec des dizaines de milliers de viols commis par l'Armée rouge.
§ 8. Les bombardements en question
La bataille de Normandie a été parmi les plus meurtrières de la seconde guerre mondiale. Anthony Beevor avance que les pertes allemandes y ont été, en moyenne, deux fois plus élevées que sur le front de l'Est. Les deux camps confondus, le nombre de soldats tués est de l'ordre de 100 000, 55 000 du côté allemand, 21 000 du côté américain, 16 000 chez les Anglo-Canadiens. S'ajoutent à ce décompte macabre, 20 000 victimes civiles tuées par les bombardements alliés. Des villes comme Caen, Saint-Lô, Coutances, Vire, Falaise, Lisieux, Flers, Condé-sur-Noireau... ne sont plus que des champs de ruines.
En 1994, le cinquantième anniversaire du Débarquement et de la bataille de Normandie, puis, dix ans plus tard, le soixantième, ont mis l'accent sur les victimes civiles. Avant le D-Day, Churchill, le premier ministre britannique, s'interroge. « Il faut que la France d'après-guerre soit notre amie », dit-il. Roosevelt, le président américain, lui, n'a pas d'états d'âme. Il ne veut aucune obstruction à l'effort de guerre. Les pertes et les destructions civiles ne peuvent être mises en balance avec les enjeux militaires. Encore faut-il savoir ce que sont vraiment les enjeux militaires ? Certes, il faut entraver la progression de la contre-attaque allemande en bombardant des villes comme Caen. Certes, les troupes alliées répugnent à attaquer toute ville qui n'a pas été auparavant écrasée sous les bombes. Restent des bombardements incompréhensibles, comme celui du port du Havre, le 5 septembre 1944. Plus de 10 000 tonnes de bombes, 4 000 morts, une ville entièrement rasée. Pourquoi ? Les historiens n'en ont pas la lecture.
Sur le coup, tout cela a été versé au crédit de la Libération. « Un petit prix pour une grande victoire », écrit un journaliste américain. Ces questionnements sur l'utilité ou non des bombardements en Normandie sont arrivés tard. L'enquête quantitative des universitaires caennais dirigée par Jean Quellien sur les victimes civiles en Normandie y a beaucoup contribué mais pour cela il a fallu attendre le cinquantième anniversaire.
§ 9. Le trait discontinu de la mémoire
Le tourisme dit de mémoire a pris une importance considérable en Normandie. Des sites comme la pointe du Hoc et ses trous de bombes ou le cimetière américain de Colleville-sur-Mer et ses 10 000 tombes devant Omaha Beach accueillent plus d'un million et demi de visiteurs par an.
Le grand virage commémoratif fut pris par François Mitterrand à l'occasion du quarantième anniversaire. Avant lui, au trentième anniversaire, Valéry Giscard d'Estaing délègue son ministre de la défense, Jacques Soufflet, pour accueillir le général américain Bradley. Pour le vingtième anniversaire, De Gaulle refuse, lui, de participer aux cérémonies en Normandie, préférant aller aux cérémonies d'anniversaire du Débarquement en Provence le 15 août. En Normandie, De Gaulle envoie son ministre des anciens combattants, Jean Sainteny, qui fait l'éloge de la Résistance et du chef de la France libre ! Tollé chez les Alliés. Côté américain, le premier président des Etats-Unis à se rendre au cimetière américain d'Omaha Beach est Jimmy Carter en janvier 1978. Depuis, tous les présidents américains ont fait le pèlerinage d'Omaha Beach.
Ces dernières années, les lieux de mémoire se sont multipliés avec célérité en Normandie. Qu'un collectionneur passionné ouvre un petit musée avec l'harmonium portatif d'un aumônier américain, chapeau. C'est émouvant. Mais, tous ces musées à la française, avec des statuts différents, souvent privés, cela tire à hue et à dia. Il n'y a pas de coordination. Chacun cultive son bunker dans son coin, si l'on peut dire. Tout cela fonctionne en discordance pour ne pas dire en concurrence féroce. Une compétition de mémoire dans la dispersion.
b. a. for bad animals...
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