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Robert Badinter : "L'indépendance de la justice est primordiale"
Le Monde | 18.03.11 | 13h19 • Mis à jour le 18.03.11 | 13h19

En lisant "Les Epines et les Roses" (Fayard, 252 p., 22 euros), on mesure à quel point vos cinq années au ministère de la justice (1981-1986) ont été mouvementées...

Disons que la météorologie politique était, dans mon cas, orientée plus à la tempête qu'au beau temps... Beaucoup plus d'épines que de roses... Dans la décennie 1970-1980, les questions de justice étaient au coeur du débat politique : l'abolition de la peine de mort, la transformation des prisons, la naissance du Syndicat de la magistrature, les "juges rouges", comme on disait alors, les discussions dans les clubs et les cercles de pensée. Nous avions, en 1981, une claire idée à gauche de ce que nous voulions faire en matière de justice. Elle a inspiré les propositions du candidat Mitterrand en 1981.

Mais quand Alain Peyrefitte est devenu ministre de la justice, en 1977, il a compris, deux ans plus tard, alors que l'élection présidentielle approchait, que la sécurité pouvait être un thème de campagne utile. Et il a fait cette fameuse loi Sécurité et liberté - qui nous semblerait, aujourd'hui, presque laxiste - contre laquelle il y a eu une mobilisation générale. La loi a été votée dans le tumulte en février 1981. Mais elle avait marqué les esprits. Le public était dorénavant convaincu que pour lutter contre la délinquance, il fallait des lois sécuritaires ! Or, notre programme de libertés allait à l'encontre de ce sentiment.

C'est dans ce climat de passion que je suis arrivé à la chancellerie en juin 1981. Je considérais qu'on avait six mois, "l'état de grâce", pour faire passer les réformes essentielles.

Lesquelles ?

Pendant l'été et l'automne 1981, les lois se sont succédé : abolition de la peine de mort, suppression de la Cour de sûreté de l'Etat et des tribunaux militaires, suppression de la loi anticasseurs, dépénalisation de l'homosexualité. Il y a eu aussi la loi d'amnistie et les grâces présidentielles du 14-Juillet, nécessaires pour prévenir une explosion dans des prisons surchargées.

Résultat, la droite a donné de moi cette vision : Mitterrand a mis à la justice l'"avocat des assassins". Comme j'étais, pour le public, celui qui avait défendu Patrick Henry (condamné, en 1977, à la prison à perpétuité pour avoir enlevé et tué un enfant) et d'autres criminels face à la peine de mort, le cliché s'est enraciné. A l'Assemblée nationale, l'opposition m'appelait "Me Badinter", jamais monsieur le garde des sceaux. Alain Peyrefitte, plus subtil, disait qu'on n'avait pas à me reprocher de mettre en oeuvre mes convictions, mais bien à Mitterrand d'avoir nommé, au ministère de la justice, un homme si engagé. A travers moi, c'était aussi lui qu'on visait.

Pourtant, vous avez travaillé à améliorer la prise en charge des victimes...

Oui : j'ai accru leurs droits, garanti leur indemnisation, amélioré leur information et leur accueil, créé les associations d'aide aux victimes. Mais, à l'époque, ces améliorations ne suscitaient guère d'intérêt dans les médias ni d'écho dans le public. Le débat politique tournait déjà autour de l'opposition entre une droite "sécuritaire" et une gauche "laxiste". Les choses n'ont guère changé à cet égard...

Vous n'avez jamais cru au rêve de l'abolition des prisons, mais vous avez voulu améliorer les conditions de détention...

Dans nos sociétés, la suppression des prisons demeure une utopie. Elle a cependant un mérite : elle conduit à s'interroger sur les mesures de substitution à l'emprisonnement. Là aussi, j'ai beaucoup oeuvré, notamment en faisant voter la loi créant les travaux d'intérêt général pour les petits délinquants.

Ce que je voulais c'était humaniser, transformer les conditions carcérales. C'était très difficile compte tenu de l'état déplorable des prisons, de la surpopulation pénale et de la faiblesse de nos moyens budgétaires. Nous n'en avons pas moins beaucoup fait : dès mon arrivée, j'ai supprimé les quartiers de haute sécurité (QHS), au régime inhumain. Malgré les protestations de certains syndicats pénitentiaires qui disaient que l'abolition de la peine de mort et la suppression des QHS les livraient sans défense aux détenus. Il n'y a pas eu cependant plus d'incidents dans les prisons.

On a créé les parloirs libres où les détenus pouvaient embrasser leur compagne et leur famille. On a accordé aux détenus le droit de téléphoner - les portables n'existaient pas encore. Lorsque j'ai décidé d'installer la télévision dans les cellules, on a parlé de "prisons quatre étoiles"... un vieux mythe toujours prêt à renaître. J'ai compris alors qu'il existait une loi d'airain qui pèse sur la condition carcérale : le public ne peut pas admettre qu'un détenu ait une vie meilleure que le travailleur libre le plus défavorisé.

Ce qui rend la prison criminogène ? D'abord la surpopulation, qu'on n'a jamais pu juguler dans les maisons d'arrêt, où certains sont encore aujourd'hui à quatre par cellule. Elle interdit toute formation professionnelle et favorise la récidive par la promiscuité entre des professionnels du crime et de jeunes délinquants.

De ces années, quelle est votre plus grande satisfaction et votre plus grand regret ?

Ma plus grande satisfaction : après l'abolition de la peine de mort, avoir ouvert aux citoyens français la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), en octobre 1981. Les gouvernements précédents avaient toujours refusé d'accorder aux justiciables français ce droit, d'abord à cause de la guerre d'Algérie puis, ensuite, par crainte de voir misent en cause les juridictions et les lois d'exception adoptées après 1968. J'étais convaincu que la saisine de la CEDH et la condamnation de la France par celle-ci nous forceraient à introduire dans notre justice des dispositions garantissant la liberté individuelle : cela s'est révélé exact. Pensez aujourd'hui à la garde à vue que la Cour de Strasbourg contraint la France à modifier.

Ce que je regrette, c'est que nous n'avons pas réussi à transformer la prison, faute de moyens. C'était à la gauche, qui avait travaillé sur la question, qui animait beaucoup d'associations, de le faire. Je souhaite qu'en cas de victoire aux élections en 2012, le président et la majorité de gauche fassent enfin de la transformation de la condition pénitentiaire une véritable priorité.

Sur la justice des mineurs, vous dites qu'on est partagé entre la nécessité de punir et celle de sauver l'adolescent...

L'enfant et l'adolescent sont des êtres en devenir, dont il faut contrôler et favoriser l'évolution. Aujourd'hui, on veut abaisser l'âge de la majorité et rapprocher la justice des mineurs de celle des majeurs. Quelle erreur ! Mieux vaudrait rapprocher la justice des jeunes majeurs de 20 ans de celle des mineurs de 18 ans avec priorité à l'éducatif.

Vous vouliez lutter contre la solitude du juge d'instruction, pas le supprimer...

L'affaire Gregory m'avait convaincu, en 1984, qu'il fallait mettre un terme à la solitude du juge d'instruction, parfois jeune et inexpérimenté, en charge d'affaires très difficiles. J'ai donc fait voter, en 1985, une loi créant les chambres d'instruction. Malheureusement la loi a été abandonnée par la droite au pouvoir. Vingt ans plus tard, l'affaire d'Outreau a convaincu les parlementaires qu'il fallait, en effet, instaurer la collégialité des juges d'instruction. On avait perdu vingt-cinq ans !

Puis, Nicolas Sarkozy a décidé de supprimer le juge d'instruction et de confier aux procureurs la conduite des enquêtes. Une telle réforme exigerait d'abord qu'on retire à l'exécutif le pouvoir de nomination des procureurs. C'est une question primordiale d'indépendance de la justice. Ce sera l'un des enjeux dans le domaine de la justice de l'élection présidentielle.

Josyane Savigneau (Controverse)
Article paru dans l'édition du 19.03.11

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