puis de montrer la parenté de ce travail avec mes travaux antérieurs sur la métaphore, sur la psychanalyse, sur la symbolique et sur d'autres problèmes connexes, enfin de remonter de ces investigations partielles vers les présuppositions, tant théoriques que méthodologiques, sur lesquelles l'ensemble de ma recherche s'établit. Cette progression à rebours dans ma propre oeuvre me permet de reporter à la fin de mon exposé les présuppositions de la tradition phénoménologique et herméneutique à laquelle je me rattache, en montrant comment mes analyses tout à la fois continuent, corrigent et parfois mettent en question cette tradition.

Je dirai d'abord quelque chose de mes travaux consacrés à la fonction narrative.

Trois préoccupations majeures s'y font jour. Cette enquête sur l'acte de raconter répond d'abord à un souci très général, que j'exposais naguère dans le premier chapitre de mon livre De l'interprétation. Essai sur Freud, celui de préserver l'amplitude, (11 | 12) la diversité et l'irréductibilité des usages du langage. (1) 語言的使用的多樣性跟頑固性(不可消除的或不可化解的),其 diversité irréductibilité.   Dès le début, on peut donc voir que je m'apparente à ceux qui, parmi les philosophes analytiques, résistent au réductionnisme selon lequel les « langues bien faites » devraient mesurer la prétention au sens et à la vérité de tous les emplois non « logiques » du langage.

Un second souci complète et d'une certaine façon tempère le premier : celui de rassembler les formes et les modalités dispersées du jeu de raconter. (2) 匯聚敘述的形式跟方式,其 formes modalités.   En effet, au cours du développement des cultures dont nous sommes héritiers, l'acte de raconter n'a cessé de se ramifier dans des genres littéraires de plus en plus spécifiés. Cette fragmentation pose aux philosophes un problème majeur, en raison de la dichotomie majeure qui partage le champ narratif et qui oppose massivement, d'une part, les récits qui ont une prétention à la vérité comparable à celle des discours descriptifs à l'oeuvre dans les sciences – disons l'histoire et les genres littéraires connexes de la biographie et de l'autobiographie – et, d'autre part, les récits de fiction, tels que l'épopée, le drame, la nouvelle, le roman, pour ne rien dire des modes narratifs qui emploient un autre médium que le langage : le film par exemple, éventuellement la peinture et d'autres arts plastiques. A l'encontre de ce morcellement sans fin, je fais l'hypothèse qu'il existe une unité fonctionnelle entre les multiples modes et genres narratifs. 在各種敘事的模式跟類型中,實際上存有一種功能型的單位。◢  Mon hypothèse de base est à cet égard la suivante : le caractère commun de l'expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l'acte de raconter sous toutes ses formes, c'est son caractère temporel. 人類經驗的共同特質……就是它的時間性質。◢  Tout ce qu'on raconte arrive dans le temps, prend du temps, se déroule temporellement ; et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté. Peut-être même tout processus temporel n’est-il reconnu comme tel que dans la mesure où il est racontable d'une manière ou d'une autre. Cette réciprocité suppose entre narrativité et temporalité est le thème de Temps et Récit. Pour limité que soit le problème, en comparaison de la vaste étendue des emplois réels et potentiels du langage, il est en réalité immense. Il rassemble sous un titre unique des problèmes ordinairement traités sous des rubriques différents : épistémologie de la connaissance historique, critique littéraire appliquée aux oeuvres de fiction, théories du temps (elles-mêmes dispersées entre la cosmologie, la physique, la biologie, la psychologie, la sociologie). En traitant la qualité temporelle de l'expérience comme référent commun de l'histoire et de la fiction, je constitue en problème unique fiction, histoire et temps. (12 | 13)

C'est ici qu'intervient un troisième souci, qui offre la possibilité de rendre moins intraitable la problématique de la temporalité et de la narrativité : celui de mettre à l'épreuve la capacité de sélection et d'organisation du langage lui-même, lorsque celui-ci s'ordonne dans des unités de discours plus longues que la phrase que l'on peut appeler des textes. (3) 文本。  Si, en effet, la narrativité doit marquer , articuler et clarifier l'expérience temporelle – pour reprendre les trois verbes employés plus haut –, il  faut chercher dans l'emploi du langage un étalon de mesure  qui satisfasse à ce besoin de délimitation, de mise en ordre et d'explication. Que le texte soit l'unité linguistique cherchée et qu'il constitue le médium approprié entre le vécu temporel et l'acte narratif, c'est ce que l'on peut esquisser brièvement de la manière suivante. En tant qu'unité linguistique, un texte est, d'une part, une expansion de la première unité de signification actuelle qui est la phrase, ou instance de discours au sens de Benveniste. D'autre part, il apporte un principe d'organisation transphrastique qui est exploité par l'acte de raconter sous toutes ses formes.

On peut appeler poétique – à la suite d'Aristote – la discipline qui traite des lois de composition qui se surajoutent à l'instance de discours pour en faire un texte qui vaut comme récit ou comme poème ou comme essai.

La question se pose alors d'identifier la caractéristique majeure de l'acte de faire-récit. C'est encore Aristote que je suis pour désigner la sorte de composition verbale qui constitue un texte en récit. Aristote désigne cette composition verbale du terme de muthos, terme qu'on a traduit par « fable » ou par « intrigue » : « j'appelle ici muthos l'assemblage [sunthèsis, ou dans d'autres contextes sustasis] des actions accomplies » (1450 a 5 et 15). Par là, Aristote entend plus qu'une structure, au sens statique du mot : une opération (comme l'indique la termination –sis de poièsis, sunthèsis, sustasis), à savoir la structuration qui exige que l'on parle de mise-en-intrigue plutôt que d'intrigue. La mise-en-intrigue consiste principalement dans la sélection et dans l'arrangement des événements et des actions racontés, qui font de la fable une histoire « complète et entière » (1450 b 25), ayant commencement, milieu et fin. Comprenons par là qu'aucune action n'est un commencement que dans une histoire qu'elle inaugure : qu'aucune action n'est non plus un milieu que si elle provoque dans l'histoire racontée un changement de fortune, un  « noeud » à dénouer, une « péripétie » surprenante, une suite (13 | 14) d'incidents « pitoyables » ou « effrayants » ; aucune action, enfin, prise en elle-même, n'est une fin, sinon en tant que dans l'histoire racontée elle conclut un cours d'action, dénoue un noeud, compense la péripétie par la reconnaissance, scelle le destin du héros par un événement ultime qui clarifie toute l'action et produit, chez l'auditeur, la katharsis de la pitié et de la terreur.

 C'est cette notion que je prends comme fil conducteur de la recherche, aussi bien dans l'ordre de l'histoire des historiens (ou historiographie) que dans l'ordre de la fiction (de l'épopée et du conte populaire au roman moderne). 這兒的 « ordre » 是「種類」的意義。◢  Je me bornerai ici à insister sur le trait qui confère à mes yeux une telle fécondité à la notion d'intrigue, à savoir son intelligibilité [ 可理解性 ]. On peut montrer de la façon suivante le caractère intelligible de l'intrigue : l'intrigue est l'ensemble des combinaisons par lesquelles des événements sont transformés en histoire ou – corrélativement – une histoire est tirée d'événements. L'intrigue est le médiateur entre l'événement et l'histoire. Ce qui signifie que rien n'est événement qui ne contribue à la progression d'une histoire. Un événement n'est pas seulement une occurrence, quelque chose qui arrive, mais une composante narrative. Elargissant encore le champ de l'intrigue, je dirai que l'intrigue est l'unité intelligible 劇情(情節)是可理解的單位……  qui compose des circonstances, des buts et des moyens, des initiatives, des conséquences non voulues. Selon une expression que j'emprunte à Louis Mink, c'est l'acte de « prendre ensemble » - de composer – ces ingrédients de l'action humaine qui, dans l'expérience ordinaire, restent hétérogènes et discordants. Il résulte de ce caractère intelligible de l'intrigue que la compétence à suivre l'histoire constitue une forme très élaborée de compréhension.

Je dirai maintenant quelques mots des problèmes que pose l'extention de la notion aristotélicienne d'intrigue à l'historiographie. J'en citerai trois.  Le premier  concerne le rapport entre l'histoire savante et le récit. (1) 文人所學的歷史跟敘事。  Il semble, en effet, que ce soit une cause perdue de prétendre que l'histoire moderne ait conservé le caractère narratif qu'on trouve dans les anciennes chroniques et qui a persisté jusqu'à nos jours dans l'histoire politique, diplomatique ou ecclésiastique, qui raconte batailles, traités, partages, et en général les changements de fortune qui affectent l'exercice du pouvoir par des individus déterminés.

Ma thèse est que le lien de l'histoire avec le récit ne saurait être rompu sans que l'histoire perde sa spécificité parmi les sciences humaines. ……歷史跟敘事彼此之間的聯繫,只有當歷史在人文科學中丟失它自己的特殊性時,這個聯繫才會斷裂。  Je dirai d'abord que l'erreur de base de ceux (14 | 15) qui opposent histoire à récit procède de la méconnaissance du caractère intelligible ……拿歷史來對抗敘事的人,其基本錯誤在於誤會了可理解性……  que l'intrigue confère au récit, tel qu'Aristote le premier l'avait souligné. Une notion naïve du récit, comme suite décousue d'événements, se retrouve toujours à l'arrière-plan de la critique du caractère narratif de l'histoire. On n'en voit que le caractère épisodique et on en oublie le caractère configuré, qui est la base de son intelligibilité. ……我們就忘記了整體配置的性質,此整體配置的性質卻正是它的可理解性的基礎。  En même temps, on méconnaît la distance que le récit instaure entre lui-même et l'expérience vive. Entre vivre et raconter, un écart, si infime soit-il, se creuse. La vie est vécue, l'histoire est racontée.

 Deuxièmement , en méconnaissant cette intelligibilité de base du récit, on s'interdit de comprendre comment l'explication historique vient se greffer sur la compréhension narrative, de telle sorte qu'en expliquant plus on raconte mieux. (2) 解釋得愈多,我們敘述得愈好。  L'erreur des tenants des modèles nomologiques n'est pas tant qu'ils se méprennent sur la nature des lois que l'historien peut emprunter aux autres sciences sociales les plus avancées – démographie, économie, linguistique, sociologie, etc. – mais sur leur fonctionnement. Ils ne voient pas que ces lois revêtent une signification historique dans la mesure où elles se greffent sur une organisation narrative préalable qui a déjà qualifié les événements comme contribution au progrès d'une intrigue.

 Troisièmement , l'historiographie s'est moins éloignée que les historiens ne le prétendent de l'histoire narrative en s'éloignant de l'histoire événementielle, principalement de l'histoire politique. 當歷史的地理學(historiographie,或『地理式的歷史』)愈想遠離事件史──主要就是政治的歷史──,實際上並不像很多位歷史學家所認為的是它正愈來愈偏離敘述的歷史。   Que l'histoire devienne histoire de longue durée en devenant histoire sociale, économique, culturelle, elle reste liée au temps et rend compte des changements qui relient une situation terminale à une situation initiale. (3) 就算歷史因為正變成是社會史、經濟史、文化史所以它才變成是「長時間」(longue durée,階段比較長)的歷史,它,歷史,依舊還是跟時間有聯繫,而且它還是瞭解到(歷史的)變化,是能夠將後期的狀況跟前期的狀況聯繫起來。  La vitesse du changement ne fait rien à l'affaire. 歷史的)變化是快還是慢(譯註:原文是寫『變化的速度』),根本一點關係都沒有。  En restant liée au temps et au changement, elle reste liée à l'action des hommes qui, selon le mot de Marx, font l'histoire dans des circonstances qu'ils n'ont pas faites. Directement ou indirectement, l'histoire est celle des hommes qui sont les porteurs, les agents et les victimes des forces, des institutions, des fonctions, des structures dans lesquelles ils sont insérés. A titre ultime, l'histoire ne peut rompre tout à fait avec le récit, parce qu'elle ne peut rompre avec l'action qui implique des agents, des buts, des circonstances, des interactions et des résultats voulus et non voulus. Or l'intrigue est l'unité narrative de base qui compose ces ingrédients hétérogènes dans une totalité intelligible. [ (在)一個可理解的總體裡面 ] (15 | 16)

周星星評:毫無疑問,這「第三」完全是在講年鑑學派 (l'école des Annales) 的歷史學。首先先看第一句:「當歷史的地理學(historiographie,或『地理式的歷史』)愈想遠離事件史──主要就是政治的歷史──,實際上並不像很多位歷史學家所認為的是它正愈來愈偏離敘述的歷史。」如果有先看過費南布勞岱爾 (Fernand Braudel) 的成名作《地中海跟菲利普二世時代的地中海世界》( La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II) ──以下將簡稱為《地中海史》,馬上就可以看懂保羅里柯 (Paul Ricoeur) 在這兒所寫的想要遠離「事件史」的歷史學方法。 « l'historiographie » 既可以翻成是「歷史的地理學」,也可以翻成是「地理式的歷史」,因為就在《地中海史》的第一部分,它既是「歷史的地理學」也是「地理式的歷史」。保羅里柯的原法文,其意是並沒有那麼偏離敘述的歷史。讓我們來看第二句:就算歷史因為正變成是社會史、經濟史、文化史所以它才變成是「長時間」(longue durée,階段比較長)的歷史,它,歷史,依舊還是跟時間有聯繫,而且它還是瞭解到(歷史的)變化,是能夠將後期的狀況跟前期的狀況聯繫起來。保羅里柯再次強調:敘述就是發生在時間之中。
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