L'impossible voyage de Lévi-Strauss, par Guillaume Pigeard de Gurbert
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On comprendra que je tienne d'abord à rappeler que l'œuvre de Lévi-Strauss est née, comme il le confesse lui-même au début de Tristes Tropiques, à la Martinique "pendant le séjour forcé aux Antilles" en 1941, alors qu'il tente de rejoindre les Etats-Unis via Porto Rico. C'est ici, à Fort-de-France, qu'il a "pour la première fois", ce sont ses mots, été saisi par le doute fondateur qui dès lors ne le quittera plus et qui portera d'un bout à l'autre sa pensée sous la forme d'une inquiétude incurable.
C'est ici aussi qu'il a touché du doigt la présence du déshumain au cœur de l'humain. Lévi-Strauss, qui se sent "déjà gibier de camp de concentration", parvient à s'embarquer à Marseille sur un bateau qui part pour la Martinique. A bord, quoique juif, Lévi-Strauss bénéficie de l'"exorbitante faveur" d'occuper l'une des deux seules cabines, du fait qu'il avait fait précédemment la traversée en tant que "passager de luxe" et qu'un certain M. B. ne se voyait pas le transporter comme du bétail. C'est bien en tant que simple "cargaison humaine" que traverseront les 350 autres passagers : "car tout le reste de mes compagnons, hommes, femmes et enfants, étaient entassés dans des cales sans air ni lumière." Atrocité de l'histoire qui semble bégayer… Ironie de l'histoire aussi, puisque "la racaille, comme disaient les gendarmes, comprenait entre autres André Breton"… Les trois privilégiés qui partageront avec Lévi-Strauss ladite cabine sont un marchand autrichien, un mystérieux Tunisien juif emportant "un Degas dans sa valise" et "un jeune “béké”– riche créole – coupé par la guerre de sa Martinique natale et qui méritait un traitement spécial étant, sur ce bateau, le seul qui ne fût pas présumé juif, étranger ou anarchiste".
Si Lévi-Strauss échappe à l'horreur nazie, c'est pour découvrir le zèle vichyssois qui sévit à la Martinique sur fond de désastre colonial. En débarquant à Fort-de-France, tous ne rêvent que d'une chose : un bain. "Outre que ce rêve hydrothérapique impliquait une vue exagérément optimiste de l'œuvre civilisatrice qu'on peut attendre de quatre siècles de colonisation (car les salles de bains sont rares à Fort-de-France), les passagers n'allaient plus tarder à apprendre que leur bateau crasseux et bondé était encore un séjour idyllique, comparé à l'accueil que leur réservait une soldatesque en proie à une forme collective de dérangement cérébral qui eût mérité de retenir l'attention de l'ethnologue, si celui-ci n'avait été occupé à utiliser toutes ses ressources intellectuelles dans le seul but d'échapper à ses fâcheuses conséquences." Et Lévi-Strauss de mettre les points sur le "i" : "C'était un peu comme si, en permettant notre embarquement à destination de la Martinique, les autorités de Vichy n'avaient fait qu'adresser à ces messieurs une cargaison de boucs émissaires pour soulager leur bile."
A l'arrivée, tous furent en effet internés dans un camp, sauf le Tunisien, le béké et Lévi-Strauss, qui connaissait par hasard et par chance le commandant, second sur un bateau qu'il avait emprunté avant guerre.
On ne s'étonnera pas non plus que je cible, dans cette œuvre vaste et complexe, l'aspect que je crois percevoir le mieux parce qu'il me touche directement, je veux parler de la situation de Lévi-Strauss, ethnologue français, fraîchement débarqué aux tropiques. La première chose qu'il fait lorsqu'il s'installe à Sao Paulo, c'est de "planter un bananier" dans son jardin comme pour se persuader lui-même "d'être sous les tropiques" : l'étrangeté de sa situation le déconcerte tant qu'elle lui paraît irréelle comme un rêve : "quelque années plus tard, le bananier symbolique était devenu une petite forêt où je faisais ma récolte".
L'ethnologue se trouve écartelé entre d'un côté son désir de se fondre dans la culture étrangère qu'il aborde, ce qui exige qu'il renie la sienne et se montre au besoin injuste envers elle, et de l'autre son adhésion viscérale à sa propre culture, adhésion qui l'exile des autres cultures en les réduisant à de simples curiosités d'où la réprobation sourde n'est jamais éloignée. Comment échapper à l'exotisme, cette fascination pour l'extraordinaire qui n'est en vérité que l'ordinaire de l'autre ? L'exotisme, ce dimanche de l'ethnologie, est en même temps sa lèpre. Partir en voyage demande que l'ethnologue parvienne à mettre son penchant pour l'exotisme en vacances. Le drame est que sa vocation ethnologique est une autre damnation qui ne lui ouvre les délices de l'Autre qu'en le condamnant a priori à ne voir plus, du Même, que les pauvretés. Le romantisme de l'ailleurs se paie par le mépris aveugle de l'ici. En outre, le voyage de l'ethnologue n'est pas un simple changement d'espace, il provoque encore un déplacement "dans la hiérarchie sociale" : "J'étais pauvre, je suis riche, d'abord parce que ma condition matérielle a changé. En même temps qu'il transporte à des milliers de kilomètres, le voyage fait gravir ou descendre quelques degrés dans l'échelle des statuts."
Du coup, la partialité inhérente à l'aventure ethnologique ne grève-t-elle pas par avance sa prétention au statut de science ? Comment accéder si peu que ce soit à une culture autre sans se défaire de la sienne ? Mais comment mettre sa propre culture à distance sans la dédaigner et la défigurer de loin ? Il y a un ethnocentrisme à l'envers de l'ethnologue qui consiste à regarder sa culture de départ non pas de haut, mais d'en bas, comme par en dessous. Ainsi, les rhums industriels de Porto Rico, simples décalques des produits usinés dans son propre univers d'origine, lui paraissent inévitablement "vulgaires et brutaux", alors que les rhums martiniquais, bricolés dans de "vieilles cuves de bois", se révèlent à lui "moelleux et parfumés". Telle est la croix de l'ethnologue : "critique à domicile et conformiste au dehors".
Il faut dire aussi que Lévi-Strauss ne manque pas de motifs d'éprouver du dégoût pour la société occidentale qui a fait du "primitif" un "pauvre gibier pris aux pièges de la civilisation mécanique." Que penser de l'ethnologue lui-même qui "revient nanti d'un pouvoir" pour avoir rendu visite à ces primitifs, et qui "brandit devant un public avide des albums en kodachrome remplaçant vos masques détruits" ? Comment ne pas préférer la lorgnette du dépaysement à l'aveuglement de l'enracinement, quand, constate Lévi-Strauss dans Race et histoire, "pour nous, Européens et Terriens, l'aventure au cœur du Nouveau Monde signifie d'abord qu'il ne fut pas le nôtre, et que nous portons le crime de sa destruction" ?
Avons-nous idée de cette richesse violée, de l'immensité des cultures développées par ces hommes "domestiquant (à côté de certaines espèces animales) les espèces végétales les plus variées pour leur nourriture, leurs remèdes et leurs poisons, et – fait inégalé ailleurs – promouvant des substances vénéneuses comme le manioc au rôle d'aliment de base, ou d'autres à celui de stimulant ou d'anesthésique. Pour apprécier cette œuvre immense, il suffit de mesurer la contribution de l'Amérique aux civilisations de l'Ancien Monde. En premier lieu, la pomme de terre, le caoutchouc, le tabac et la coca (base de l'anesthésie moderne) qui, à des titres sans doute divers, constituent quatre piliers de la culture occidentale", pour ne pas parler du "zéro, base de l'arithmétique et, indirectement, des mathématiques modernes, [qui] était connu et utilisé par les Mayas au moins un demi-millénaire avant sa découverte par les savants indiens de qui l'Europe l'a reçu par l'intermédiaire des Arabes".
Au fond, peut-être Lévi-Strauss n'a-t-il jamais pu vraiment voyager. Mais il aura à coup sûr réussi à interroger l'envers silencieux de sa propre culture : "Si l'Occident a produit des ethnographes, c'est qu'un bien puissant remords devait le tourmenter", note-t-il à la fin de Tristes Tropiques.
Guillaume Pigeard de Gurbert, professeur de philosophie en khâgne à Fort-de-France cosignataire du Manifeste pour les "produits" de haute nécessité (éditions Galaade, 2009).
Ce texte a été prononcé à Fort-de-France, le 10 novembre 2009 lors d'un hommage à Lévi-Strauss, ponctué d'un air de conques de Lambi, héritage de la culture amérindienne précolombienne, joué par le groupe martiniquais Watabwi.