Cinq propositions pour une lecture de Julien Gracq
SEMOLUE Jean
(Julien Gracq).
« Je n'avais jamais encore songé sérieusement à écrire, et j'avais déjà vingt sept ans », confie Julien Gracq en retraçant les débuts de sa carrière (1). Depuis cette année 1937 où il écrivit Au château d'Argol, son premier livre, trente sept ans ont passé, au cours desquels il est évident que Gracq a songé sérieusement à la littérature ; cette carrière frappe à la fois par la diversité des genres – ainsi, entre 1945 et 1948, paraissent un roman, Un beau ténébreux, un essai critique, André Breton, un recueil de poèmes en prose, Liberté grande, une pièce de théâtre, Le roi pêcheur – et par la constance de préoccupations retrouvées, avec des variantes, dans tous les livres, qu'ils ressortissent à la création romanesque, du Rivage des Syrtes (1951) à La presqu'île (1970) en passant par Un balcon en forêt (1958), ou à la critique, dans un recueil d'articles et préfaces intitulé Préférences (1961) et dans un ouvrage, plus difficile à définir (c'est du Journal d'un poète de Vigny qu'il se rapprocherait peut être le plus), joignant des notes de lectures à des impressions de voyages et à quelques confidences, Lettrines (1967, tome II, 1974).
La tentation est grande de chercher à voir comment à travers la diversité s'affirme la constance. Certes, Gracq n'encourage pas l'exégèse, lui qui s'élève souvent contre l'excessif rationalisme de notre enseignement et de nos manuels, parfois contre l'aspect funèbre de la démarche critique : dans un organisme vivant ; elle s'attache surtout au squelette. Mais lui même ne se fait pas faute de définir, par la formule, l'essentiel de certaines œuvre ; il analyse leur matière et leur manière ; en sous titrant son essai sur Breton Quelques aspects de l'écrivain, il montre une voie à suivre. Au demeurant, l'attitude critique n'implique pas qu'on veuille avant tout répertorier, moins encore juger ; son destin peut être plutôt de renouveler celui d'Echo, qui mue le désespoir d'un amour solitaire en manière d'être ; l'écho critique a dans ce cas pour fonction de renvoyer le son de l'œuvre, c'est à dire de nous renvoyer à l'œuvre.
L'attention aux métamorphoses.
Quand les habitants de Stockholm veulent quitter leur ville, ils ont le choix entre deux paysages, le lac Mâlar et ses bords riants, la mer Baltique et ses rochers ; elle s'ouvre, disent ils, sur deux décors d'un côté la pastorale, de l'autre la tragédie. Pareil choix se propose quand s'ouvrent les récits de Gracq ; plus exactement, le décor y appellerait plus ou moins une pastorale, qu'il s'agisse d'assister à une réunion d'amis ou d'amants dans Au château d'Argol, La presqu'île, Le roi Cophetua (2), ou au rassemblement, moins prémédité, de jeunes gens en vacances dans Un beau ténébreux, de soldats désœuvrés dans Le rivage des Syrtes et Un balcon en forêt, mais il se transforme, de manière plus ou moins rapide et radicale, en décor qui appelle la tragédie. L'univers romanesque et spirituel de Gracq est sans doute d'abord un univers de la métamorphose du décor, dans ses éclairages, ses lignes, ses couleurs : la pastorale glisse vers la tragédie ; elle la laisse affleurer en elle ; on s'aperçoit, de plus en plus irréfutablement, qu'elle la contenait comme le fruit contient le noyau ; pour prendre une comparaison suggérée par Gracq lui même (3), le revers de la médaille devient visible sans qu'on ait cessé de considérer l'avers.
Pour saisir un climat historique, Gracq dit comment des traits se font autres, de façon insensible et pourtant perceptible aux sens ; il définit ce démarrage immobile en passant d'un « ce n'est plus » à un c'est déjà (4) ». Pour faire comprendre le charme d'œuvres comme Dominique et La côte sauvage, il dit qu'elles « conjuguent la transparence tranquille de septembre à la morsure d'un gel caché qui rompt les fibres, comme si on y entendait vibrer en même temps la sonorité du cristal intact et celle de sa fêlure (5) ». Pour identifier sous le beau masque d'une tranquille arrière saison le visage de l'hiver, il recourt à des images voisines : « la première fraîcheur qui se glisse à la fin des jours d'été », le « pressentiment de froid qui y circule comme une goutte de poison » ; l'atmosphère de cette saison riche de ce qui viendra sous ce qui dure encore, il précise qu'elle alimente puissamment son imagination, que c'est elle qui généralement lui donne envie de commencer un livre ; il ajoute même qu'elle constitue peut être le sujet réel de ses livres (6).
De ces expressions convergentes, choisies parmi bien d'autres du même type, on peut déduire une démarche caractéristique : elle s'attache à circonscrire et scruter les pressentiments et les symptômes d'un changement, inévitable en sa substance, mais imprévisible en ses modalités, à déceler l'invisible mais présente fêlure, à ressentir la morsure secrète, qui ne laisse pas de traces mais ôte des forces, comme le baiser d'un fantôme. Une saison d'élection, le début de l'hiver déjà présent dans la fin de l'été ou la gloire de l'automne, ouvre pour Gracq le temps de l'écriture et pour ses récits le temps de l'aventure. Ce moment préservé, sans les couleurs trop crues de ce qui précédait et de ce qui suivra, se montre propice à faire éclore l'attente et l'attention, qui peuvent exister sans lui, mais sans l'accompagnement desquelles il n'existe pas longtemps. Dès le premier chapitre d'Au château d'Argol, lorsque la chaleur de l'après midi débouche sur l'orage et la nuit, Albert pressent qu'il s'est peut être passé quelque chose et tout le livre démarre vers ce qui sera une « attente interminable (7) ». Le prologue d'Un beau ténébreux, frère des poèmes de Liberté grande, peint le glissement de l'arrière automne et celui du soleil derrière les brumes ; plus loin, Gérard sent « au plein cœur de l'été, comme au cœur d'un fruit la piqûre du ver dont il mourra, la présence miraculeuse de l'automne (8) »; du même coup, il devient sûr que sous le calme des apparences se trouve un mystère, celui de certains êtres et de leurs rapports mutuels, et le livre ne sera plus qu'attente d'une révélation, coulée vers cette révélation. L'attente, maître mot du Rivage des Syrtes et d'Un balcon en forêt, se lie dans ces deux livres, comme dans Un beau ténébreux, à la dérive d'un bel automne. « Cristal transparent », « transparence liquide d'automne », tel est le cadre de « l'attente pure (9) » dans Le rivage des Syrtes. Il faudrait des pages pour recenser les reprises et les transformations de ce leitmotiv au long du Rivage des Syrtes, les modulations de cette basse continue. Le développement du leitmotiv parvient à sa perfection au dernier chapitre « Rien n'a changé et pourtant on dirait que l'éclairage n'est plus le même (...) Les hommes et les choses sont restés les mêmes, et pourtant tout est changé (10) » A la parabole mythique de la guerre des Syrtes, lente à flamber, répond, dans Un balcon en forêt, l'aventure vécue de la drôle de guerre, lente à se manifester : « L'automne s'attarda (...) c'était comme un été de
Au fil des jours se file la métamorphose, selon un calendrier assez vague dans Au château d'Argol, plus présent dans Le rivage des Syrtes, très précis dans Un beau ténébreux et Un balcon en forêt, qui offre à partir du mois de mai des repères chronologiques très nets : jour par jour, souvent heure par heure. Des nouvelles comme La presqu'île et Le roi Cophetua présentent avec les romans une différence de degré qui ne fait que renforcer une ressemblance de nature : on y suit le fil des heures, non des jours ; moins étalées dans le temps, elles rendent encore plus perceptible l'écoulement de celui ci, tout ce qui se défait et se fait à travers cet écoulement. L'alternance des bourrasques et des accalmies, des nuages et des embellies y sert de cadre, mais aussi de trame; le texte de La presqu'île précise d'ailleurs que l'embellie n'est pas seulement autour de Simon, mais en lui.
Il n'est pas étonnant que Gracq loue la poésie de Rimbaud de se situer au « cœur même de l'éveil (14) ». Il reconnaît dans le cri célèbre d'Une saison en enfer : « L'automne, déjà! » tout le sujet de La côte sauvage, le livre de son ancien élève, Jean René Huguenin, et ajoute que c'est un grand sujet (15). Il aime en Breton celui qui écrivait que sa vie devrait se réduire à « une chanson de guetteur », « une chanson pour tromper l'attente. Indépendamment de tout ce qui arrive, n'arrive pas ; c'est l'attente qui est magnifique (16) ». Il voit dans le surréalisme, à l'esprit duquel il ne manque aucune occasion de rendre hommage et de se rattacher, avant tout, comme chez Rimbaud, la puissance d'un éveil vers le devenir ; pour définir ce mouvement, mot doublement justifié en l'occurrence, il utilise une formule parente de celles que j'ai déjà recueillies : « Le bouton est la fleur avec plus de force convaincante que la fleur n'en aura jamais, de tout ce qui en lui l'appelle, de tout ce qu'il adresse au vide de péremptoire sommation (17). »
Dans les œuvres personnelles de Gracq, la fleur ne succède pas au bouton. Ses récits les plus achevés esthétiquement, Un balcon en forêt, Le roi Cophetua, La presqu'île, ne présentent pas d'achèvement matériel de l'intrigue. A la fin de La presqu'île, Simon ne sait comment rejoindre Irmgard présente, alors qu'absente il la sentait près de lui ; la jeune femme attendue le hantait, la jeune femme arrivant le « désoriente ». Comme pour André Breton, pour Simon (et Gracq invite, au cours d'un entretien radiodiffusé, à ce qu'on lui attribue les réactions qu'il peint chez son personnage), l'émotion précède le fait, compte plus que lui. De même, dans Le roi pêcheur, Perceval préfère quitter le château tant cherché, le Graal qu'il a tant attendu et qui l'a tant attendu, car Amfortas lui a révélé que lorsque commence la possession du même coup finit l'espoir. Le rivage des Syrtes finit précisément quand les signes précurseurs vont faire place aux faits, quand les promesses du bouton vont être tenues par la fleur. Pour revenir à la comparaison initiale, le décor de pastorale s'est métamorphosé lentement en décor de tragédie, et on ne sait s'il faut dire qu'à la fin le rideau sur lui tombe ou se lève vraiment, mais on sait « pour quoi désormais le décor était planté (18) ».
Aussi n'y a t il jamais dans les œuvres de Gracq, où la préoccupation du surréel domine, passage d'un monde dans un autre ; le fantastique se trouve dans le réel, d'autant plus insidieux qu'indistinct ; le réel se fait insolite, mais l'insolite l'habite dès le départ ; le temps est véritablement en marche ; tout instant est au fond « instant d'attente et de tension pure (19) ».
Les lieux privilégiés de la métamorphose.
Attente, tension et attention ont besoin d'un cadre spatial qui soit leur réceptacle idéal, comme tel moment privilégié du temps permettait exemplairement leur éclosion.
La route est le premier élément du paysage à solliciter l'attention, à créer l'attente. Tout personnage de Gracq se met en route. Albert marche vers Argol au début du premier roman. Les vacances ébranlent les estivants au début d'Un beau ténébreux. Les protagonistes d'Un balcon en forêt et du Roi Cophetua apparaissent dans un train, et celui du Rivage des Syrtes quitte Orsenna pour rouler vers l'Amirauté. Simon parcourt en voiture différentes routes presque d'un bout à l'autre de La presqu'île. La première nouvelle du recueil La presqu'île s'appelle précisément La route. Qualifiée dès la première page d'étrange et d'inquiétante, elle est cette fois le personnage essentiel, concrètement. Mais déjà dans Au château d'Argol Gracq soulignait le mot pour mieux diriger notre attention sur ce qui est une notion métaphysique, en tout cas symbolique, au moins autant qu'une réalité concrète : « Rien ne saurait donner une idée de la puissance de suggestion de cette route ouverte pour l'âme seule au sein d'une forêt isolée du monde, et qui par la confondante ampleur de ses dimensions inutiles semblait rendre encore plus complète la solitude de ces lieux écartés (20). » Du premier récit de Gracq au dernier qu'il a publié, il n'en est pas un qui ne pourrait s'appeler « la route », comme il n'est pas un de ses personnages qui ne pourrait mériter le titre d'Aldo dans Le rivage des Syrtes : « Monsieur l'Observateur ». Parti pour une destination en fait inconnue, le personnage guette un destin qui peu à peu se révèle. Il n'est pas installé dans la vie où vit le commun des hommes : pas de mariage, pas de famille (tout au plus entrevoit on le père d'Aldo au dernier chapitre du Rivage des Syrtes), pas, ou plus, de métier ; il est dans un état de disponibilité totale. On comprend la séduction exercée sur Gracq par le thème du chevalier errant, illustré par Perceval dans Le roi pêcheur : Perceval se trouve du côté de la vie, parce qu'il a choisi d'être en route, alors que l'ermite Trévizent préfère la tranquillité, l'attente de la mort, la certitude. Le même contraste oppose dans Le rivage des Syrtes Aldo, qui bouge sans cesse et franchit les lignes interdites, et Marino, qui ne désire que la paix, l'enracinement, lui qui, de tous les personnages de Gracq, est celui qui pèse le plus charnellement sur un sol qu'il aime.
Les routes serpentent autour d'un lieu d'élection, où, comme pour une expérience de chimie, le vide se fait autour du guetteur. Ce dernier s'y détache du monde habituel, dont les accidents empêchent de voir se tracer le destin ; il y voit se lever l'avenir, sur un fond de monotonie : château d'Argol, Hôtel des Vagues dans Un beau ténébreux, forteresse de l'Amirauté dans Le rivage des Syrtes, maison forte dans Un balcon en forêt, château de Montsalvage dans Le roi pêcheur, gare et chambre d'hôtel dans La presqu'île, villa de
Du monde presque clos de la presqu'île à l'île déserte qu'évoque pour Grange la maison forte, pas de différence de nature. Le simple mot « lieu » se pare de prestiges dans Le rivage des Syrtes, qu'il s'agisse du « lieu attirant (27) » qu'est la chambre des cartes ou du « lieu privilégié » qu'est le jardin Selvaggi. Un accord s'établit entre le lieu décor et le personnage attente. L'image des vacances découvertes, des « vacances magiques (28) » est consubstantielle à la vacance des êtres et des paysages, dont « une tension sourde (devient) peu à peu la note obsédante (29) ».
Autour du château d'Argol comme autour de la maison forte des Falizes, la forêt. Devant l'Amirauté des Syrtes et devant l'Hôtel des Vagues dans Un beau ténébreux, la mer. Monotones et mouvantes, la forêt et la mer ne cessent de solliciter regards et questions. Souvent dès le titre des œuvres apparaissent ces réservoirs d'attention que sont château, rivage, forêt, route, presqu'île. C'est là que s'opère le passage de l'autre côté du miroir. Gérard, dans Un beau ténébreux, se rendant au château de Roscaër, note que la traversée d'une forêt lui semble nécessaire pour accéder à un pays de légende, car la vision y devient autre. Dans de tels lieux, les choses révèlent ce qu'elles contiennent : dryades endormies au cœur des chênes, couloirs secrets dans l'épaisseur des murs, forces encloses dans les vagues et les vents.
On retrouve là le climat des contes aux coups de baguette magique. De fait, à propos du Poisson soluble, Gracq observe que Breton y restitue l'allure même du conte de fées ; il ajoute aussitôt, en citant le Manifeste du surréalisme, que Breton a des ambitions plus complexes que de récrire Peau d'Ane ; mais cette analogie lui semble éclairer « la démarche instinctive qui oriente à peu près constamment la pensée poétique de Breton (30) ». Or dans les œuvres de Gracq cette orientation n'est pas moins constante. Là encore Au château d'Argol fait figure de prototype : la forêt de Storrvan y est semblable à « un bois dormant », « une forêt de conte ou de rêve (31) ». Dans Le roi pêcheur, Perceval s'exclame au IIe acte : « On dirait un conte de fées » et au IVe « je suis vraiment chez les fées (32) ». Les soldats du Balcon en forêt éprouvent « la peur des enfants perdus dans la forêt crépusculaire, écoutant craquer au loin le tronc des chênes sous le talon formidable des bottes de sept lieues » ; le vide des routes, « un peu magique », y fait songer à « une allée du château de
Les métamorphoses dans l'écriture.
Le langage de l'écrivain, comme sa vision du monde, ouvre la porte toute grande aux métamorphoses. Il faut conduire le mot à révéler tout ce qu'il cache et contient, tout ce qui en lui n'est pas réductible au simple fait matériel d'être un mot. Le recours à l'italique qui souligne le mot, encore plus fréquent chez Gracq que chez Valéry ou chez Breton, nous place du côté de l'auteur-guetteur, charge le mot de ce qui le dépasse, de ce qui en lui exige le dépassement. L'italique, c'est le coup de baguette magique qui métamorphose le mot, le halo qui le transfigure. Il ne s'agit pas seulement de signaler une intention, une trouvaille, un passage essentiel. Il s'agit aussi et surtout de demander au lecteur d'être aux aguets. Attention : le mot bouge!
L'analyse que donne Gracq de l'italique chez Breton (38) s'applique aux usages qu'il en fait lui même. Il s'agit de « prendre conscience d'un « double sens » des mots », d'une « énergie latente en puissance dans le vocable ». Les applications de cette « énergétique du mot » sont innombrables, constate Gracq, qui étudie successivement la tonalité du mot, sa rébellion, son éclatement comme un gros plan au cinéma, son rôle de point focal d'où jaillit la phrase. Joignant l'enthousiasme du disciple à l'analyse de l'exemple donné par le maître, il crible littéralement son essai sur Breton de mots en italique. Mais avant et après cet essai, cette manière d'écrire est constante dans ses livres, quel que soit le genre littéraire auquel ils appartiennent ; on la retrouve même dans une pièce de théâtre comme Le roi pêcheur. Les personnages du Rivage des Syrtes, tous complices au fond dans leur attente des hostilités, le sont en surface dans leur langage et s'apparentent aux personnages des autres livres et à Gracq lui même.
De cette façon se tisse d'une page à l'autre, d'un livre à l'autre tout un réseau de correspondances. Par exemple, le prologue d'Un beau ténébreux parle du « sentiment de la toute puissante réserve des choses » ; plus tard, il est question de « l'œil tout brillant de retenue » de Christel, puis de la « singulière retenue » d'Allan (39). De la sorte est suggéré un entrelacs d'ententes, un pacte tacite et complexe entre un certain décor et certains personnages. Un deuxième exemple va concerner plusieurs livres. Le « détachement » qui isole les objets, quand on est attentif à la fois à ce qu'ils sont et à ce qu'ils pourraient être, relie tel passage d'Un beau ténébreux (p. 122) à l'atmosphère qui caractérisait l'avant guerre de 1914, « jeune, joueuse, éventée, aventureuse, détachée comme aucune », selon le début du roi Cophetua (40), ou au « détachement miraculeux » qui anime les personnages de Bajazet, ces condamnés à mort auxquels est consacré un texte de Préférences ; une autre étude de ce livre dit que les personnages de
Un autre réseau affectif est donné par la simple répétition, sans qu'intervienne le signe, ou signal, de la mise en italique. Une traînée affective est tracée dans la page, ou au long des pages, par la reprise de certains mots, si simples soient ils (42). Ces répétitions sont peut être liées à la façon dont Gracq travaille ; en écrivant, il ne peut pas ne pas songer aux phrases qui vont venir et se sent forcé parfois d'écrire des bribes de celles ci, en même temps qu'il écrit la phrase vraiment présente. Mais on doit y voir avant tout une incarnation matérielle du glissement, de la métamorphose permanente, qui composent et nourrissent le tissu vivant du texte, dans sa forme comme dans sa signification. De quelque point de vue qu'on se place, les données thématiques et les réalités textuelles, l'esprit et la lettre des œuvres présentent cette constante : la hantise d'un changement à pressentir.
Dans la genèse même des livres, Gracq est sensible aux métamorphoses des perspectives, aux changements de route. Ainsi une messe de minuit orientait le début d'Un balcon en forêt, à l'origine, et une bataille navale devait clore Le rivage des Syrtes, avant que le livre n'ait pris une autre coloration pour devenir autre, avant qu'il ne soit devenu ce qu'il est. Les passages dits secondaires, qui attendaient ces grands morceaux, sont devenus, pratiquement, le tout du roman. Les métamorphoses du récit au cours de l'élaboration amènent une promotion des passages de cheminement, de ceux où l'univers, sans drame, sans éclat, change autour de nous, et nous avec lui. Gracq constate, dans Lettrines, sa sensibilité particulière à deux passages de Shakespeare, pourtant secondaires, celui où Duncan arrive en vue du château de Macbeth sans pressentir qu'on va l'y assassiner, et celui où Hamlet se résout au duel, bien qu'il pressente sa mort. II ajoute : « Pourquoi ces deux passages ? L'un, je pense, parce qu'il pressent, l'autre parce qu'il ne pressent pas. Rien d'autre ne m'a jamais intéressé au théâtre, ou presque (43). » Pourquoi n'envisagerait on pas ses œuvres personnelles selon ce « rien d'autre, ou presque » ? L'intéressant, donc l'essentiel, y réside surtout dans les passages « secondaires », qu'ils soient consacrés à l'accalmie trompeuse ou à la découverte que tout retour en arrière, que tout arrêt est impossible dans le jeu, identifié ou non, qui s'est engagé et qui se jouera jusqu'au bout.
Attention et métamorphose... A tous les niveaux, ces deux notions s'entrelacent, inséparables. On ne peut attendre une métamorphose sans que se métamorphose cette attente elle même.
Un univers de la fascination et de la destruction.
« Ah ! que le temps vienne
Où les cours s'éprennent.
Ce charme ! il prit âme et corps
Et dispersa tous efforts. »
Ces vers, littéralement magiques, de Rimbaud, pourraient servir d'introduction et de conclusion aux œuvres de Gracq. Chacun de ces distiques pourrait y ouvrir et y fermer la saison des métamorphoses. « Ah! qu'il vienne vite, le sauveur ! », s'exclame un des chevaliers du Graal dès la première scène du Roi pêcheur, cri qui pourrait retentir, pratiquement, dans toutes les autres œuvres : sans qu'ils soient emprisonnés, les personnages attendent pourtant une délivrance, celle ci dût elle les anéantir. Ils appartiennent à la race de ceux que Vanessa, dans Le rivage des Syrtes, voudrait qu'on nommât les poètes de l'événement. Même en chargeant le mot événement de toutes les richesses que présuppose son étymologie – « ce qui arrive » –, on doute s'il ne vaudrait pas mieux écrire « avènement », tant ce que les « poètes » contribuent à créer possède la splendeur ou l'autorité d'un règne pressenti. Il s'agit au fond d'un climat évangélique, comme Gracq aime à le dire du mouvement surréaliste en sa fleur. Que la nouvelle soit la bonne ou la mauvaise nouvelle, l'essentiel est que ce climat d'attente et de métamorphose appartienne à un univers du sacré.
En fait, il faudrait plutôt parler d'une inversion du sacré, tant la prescience du surréel chez Gracq est, en général, chargée d'angoisse, tant l'appel à la libération ressemble à un appel à la destruction. Si différent que soit, la plupart du temps, son style de celui des surréalistes, – dans l'écriture, la parole et, autant qu'on le sache, la vie –, le goût de la violence, d'autant plus fort que contenu, le relie incontestablement à un mouvement dont Breton voulait qu'il fût une sorte d'appel au meurtre. L'avant-propos d'Au château d'Argol invite à voir dans ce récit une « version démoniaque » de Parsifal et déclare inséparables les deux déterminations de sauveur et de damnateur. Plus explicitement encore, Le roi pêcheur propose une version personnelle du thème wagnérien ; l'avant propos attire l'attention sur le « thème de la fascination (44) ».
La plupart de ceux dont Gracq a fait des héros de littérature participent de cette ambiguïté, damnateurs qui sauvent, sauveurs qui damnent. Entre tous, Lautréamont, qui, selon Breton dans le Second manifeste du surréalisme, était le seul modèle vraiment pur, le seul à n'avoir pas laissé de trace équivoque de son passage, à la différence de Rimbaud, de Poe ou de Baudelaire. Gracq rejoint Breton, pour l'admiration, dans Lautréamont toujours. Selon ce texte, Lautréamont incarne le dégoût de l'enfance pour l'ordre raisonnable, sa « puissance d'éclatement », sa « dynamisation » ; c'est « le grand dérailleur de la littérature moderne » ; dans cette étude, Gracq évoque Robespierre et « la beauté surnaturelle de Saint Just (45) » ; or Robespierre a donné son titre à un des poèmes de Liberté grande où il est question de la « beauté d'ange » de Saint Just et de Robespierre le Jeune, du « visage inoubliable de quelques guillotinés de naissance (46) ». Au terme de son Lautréamont toujours, Gracq relie le créateur de Maldoror à « un des mythes les plus agissants et les plus rarement avoués de notre époque, celui de l'ange exterminateur (47) ».
Les expressions précédentes sont, ou peu s'en faut, interchangeables avec celles qu'on trouve dans un des plus beaux passages d'Un beau ténébreux, où une vibration continue crée une sorte d'au delà du langage : « Il n'y a rien (...) à quoi l'homme soit plus rebelle qu'à avouer la secrète, l'immédiate puissance sur lui de son semblable (...) Tomber sous le charme. Et sans retour. On n'en parle jamais : il y a un tabou là dessus mais à une simple inflexion de voix, à des yeux brusquement détournés – des années, des années plus tard les initiés reconnaîtront soudain le passage de l'ange, la révélation subite et commune, le coup au cœur (48) ». L'ange exterminateur, dans Un beau ténébreux, s'appelle Allan, en hommage à Poe sans nul doute, mais il se rattache non moins aux figures exemplaires de Lautréamont, de Saint Just, ou encore aux êtres marqués d'un signe « fatal » par le destin que Gracq se plaît à reconnaître dans les personnages de
L'attention aux métamorphoses devient appel au gouffre. Allan fascine dans Un beau ténébreux, car il détient « le pouvoir de détraquer la vie (50) » ; pour lui, vivre c'est « bouger », comme le souligne Gregory qui écrit une lettre à son sujet, c'est faire bouger les autres, qui ne peuvent s'empêcher de s'attacher à lui et de le suivre. De même, les deux premiers mots soulignés par Gracq dans son essai sur André Breton sont désunir et bouger. Dans cet essai, il insiste sur le magnétisme personnel de Breton homme et écrivain et (à propos du Stavroguine de Dostoïevski) se livre, comme dans Un beau ténébreux, à toute une analyse du « passage de l'ange » : « Par cette allure détachée, qui ne souffre pas de ralentissement, d' « envoyé » d'un autre monde, et du fait qu'il constitue, en dehors de tout motif élucidable, pour tout son entourage et par sa seule présence un élément suffisant de détermination, ce météore de forte taille mérite à tous les sens du mot d'être appelé un mobile (51). » Il énumère des images de Breton qui concernent le coup de foudre, le passage du courant ; elles n'abondent pas moins dans son œuvre propre. Il propose, en citant la formule par laquelle dans le Manifeste Breton caractérise Mathilde, héroïne du Moine, de Lewis, « moins un personnage qu'une tentation continue », de remplacer le mot « tentation » par le mot « attraction (52) ».
Les relations entre les personnages, chez Gracq ne s'expliquent que par de tels phénomènes d'attraction, qui culminent parfois en une fête, bal costumé d'Un beau ténébreux, cérémonie du Graal au IVe acte du Roi pêcheur, ou en une catastrophe, présente ou pressentie. C'est une plongée « au cour de la nuit dissolvante (53) ». A mesure que l'attraction augmente, on s'exalte à l'idée que ce qui durait ne puisse plus durer et que le temps passé ne puisse plus revenir. Le roi pêcheur renferme de nettes allusions à la parole dite par Jean Baptiste : « Il faut qu'Il croisse et que je diminue ». Point de rapports nourris par les héros de Gracq avec ceux qui les entourent (ou ce qui les entoure, car la prise n'est pas toujours le fait d'un être incarné, elle peut être plus diffuse) qui ne soit essentiellement ce rapport entre des forces inégales, cet appel à la défaite sentie comme libératrice, voire salvatrice ; il s'agit d'une défaite au sens plein, celui de dispersion quand s'exerce le charme, comme dans les vers de Rimbaud cités plus haut ; il s'agit d'un éclatement, d'une dissolution. Les personnages d'Un beau ténébreux ne peuvent échapper à la fascination de tout ce qui à travers Allan leur fait signe ; un charme en lui a pris âme et corps : « Avec lui tout est promis d'avance au naufrage, tout est condamné. Il décolore tout (54). » De même quand Vanessa effraie Aldo et l'ensorcelle, dans Le rivage des Syrtes, par de sombres vaticinations, il croit entendre parler par la bouche de la jeune femme quelqu'un d'autre, « un esprit d'évidence et de ténèbres (55) ». C'est cette force de fascination qui dans Au château d'Argol pousse Herminien, Albert et Heide les uns vers les autres. Elle rassemble les personnages du Rivage des Syrtes « sous l'aile même de
« Voici la nuit qui leur ressemble », écrit Gracq des trois personnages d'Au château d'Argol (57), au moment où ils sentent qu'un événement ne peut pas ne pas résulter de leur réunion, où ils demeurent fascinés. L'auteur intervient aussi, presque directement, en tout cas poétiquement, quand vire au sombre la coloration d'Un balcon en forêt : « Il y a des heures où on dirait qu'une paume lourde s'appesantit tout à coup sur la terre, pleine de nuit (58) ». Ce thème nocturne obscurcit l'univers spirituel des livres de Gracq, en même temps qu'il l'exalte. Le titre d'Un beau ténébreux contient tout un programme, en rechargeant ironiquement d'un pouvoir maléfique une expression devenue anodine; comme dans le cas de Vanessa, il s'agit réellement d'une « beauté de perdition (59) ».
Gracq aime rattacher certains de ses auteurs favoris au roman noir pré romantique. Lui même compose des œuvres qui, tout en s'encombrant rarement d'un arsenal traditionnel, sauf, d'ailleurs volontairement, Au château d'Argol, visent à reprendre les recherches, et les potentialités, du roman noir pour les approfondir, les intérioriser, les incarner. Il y aurait toute une étude à faire sur l'usage du mot « noir » dans ces œuvres. Je me bornerai à quelques exemples significatifs, tirés surtout du Rivage des Syrtes. Quand Aldo voit le volcan du Tängri surmonté d'un panache de fumée, il le compare à « un signal noir » annonciateur d'un cataclysme. Marino est effrayé par le « cœur noir » de la ville au cours de sa dernière conversation avec Aldo, tenue la nuit, « dans l'intimité noire d'une cloche de ténèbres ». Vanessa se relève la nuit, pour contempler longuement, « comme fascinée », le portrait envoûtant d'un ancêtre passé du côté du Farghestan ; il lui semble qu'elle voit ainsi « la nuit prendre figure » ; la première fois qu'il a été question de ce tableau, il a été comparé à « l'ostension aveuglante d'un soleil noir ». Endormie, Vanessa figure pour Aldo « l'accroissement d'une nuit plus lourde et plus close », sa chevelure « une grande rose noire dénouée et offerte (60) ». – L'inconnue du Roi Cophetua possède la même chevelure épaisse que Vanessa, les mêmes prestiges, la même affinité avec la nuit; il n'est pas jusqu'au « manteau de nuit » qu'elle porte qui ne justifie, profondément, son nom.
Le rayonnement d'un soleil noir illumine, chez Gracq, les pages majeures des ouvrages de fiction ; il éclaire, jusqu'à les rendre, justement, lumineuses, ses remarques « critiques », qu'il s'agisse des « aspects noirs (61) » de Venise, de « l'humour noir », cher à Breton, qu'il décèle dans Bazajet (62), du « miel noir » distillé dans Penthésilée, où les personnages de Kleist font « la nuit autour d'eux en plein midi (63) ». Dans
Un univers de la cohésion.
L'univers de Gracq est trop cristallin pour que le thème de l'éclatement soit la dominante de son œuvre. On a vu, au début de cette étude, l'équilibre se maintenir entre la fêlure et l'intégrité du cristal. Aussi forte que la ligne de la dispersion, la ligne de la cohésion parcourt l'œuvre. Ces lignes sont à la fois parallèles et conjointes, comme il plaît à Gracq de voir dans le surréalisme un mouvement possédant « cette vertu essentielle de revendiquer à tout instant l'expression de la totalité de l'homme, qui est refus et acceptation mêlés, séparation constante et aussi constante réintégration (65) ». Breton, entre tous, maintenait également la tension de ces deux lignes ; en intitulant le premier chapitre de son essai sur lui « l'âme d'un mouvement », Gracq explore et exploite les virtualités du mot « âme », y voyant une notion ordonnatrice et réfléchie, et celles du mot « mouvement », y décelant la démarche de l'adhésion inconditionnelle. On retrouve le thème du « sauveur » ; en tout cas, constate t il, l'univers spirituel est remagnétisé.
Il serait trop long de relever toutes les manifestations de l'adhésion chez Gracq. En tout cas, du point de vue littéraire comme du point de vue spirituel, il n'est rien à quoi il se montre plus sensible qu'aux phénomènes d'attirance, à tout ce qui soude entre eux des éléments. Cette attraction donne à ses livres un thème majeur ; elle leur donne aussi leur forme. Il regrette que Les faux monnayeurs soient dépourvus de « la force de cohésion nucléaire, essentielle à tout grand roman (...) Une puissante charge affective, et jamais l'intelligence, peut seule créer cette force de gravitation (66) ». II ne serait pas impossible de défendre Les faux monnayeurs sur ce point, mais, quoi qu'il en soit, ces affirmations éclairent les goûts de Gracq, indiquent ce qu'il cherche en littérature, celle d'autrui et la sienne. Ses réticences envers le « nouveau roman » n'ont pas d'autre origine. Selon lui, dans un grand roman, « contrairement au monde imparfaitement cohérent du réel (...) la connexion s'installe partout (...) Et comme toute œuvre d'art, il vit d'une entrée en résonance universelle – son secret est la création d'un milieu homogène, d'un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens (67) ». Cohérence, cohésion, résonance, vibrations, connexion, voilà l'important, indépendamment du « sujet » du livre. Les dernières nouvelles publiées par Gracq sont d'autant plus frappantes à cet égard qu'il ne serait pas impossible d'imaginer La presqu'île traitée, par exemple, à la façon du Voyeur, car il s'agit, dans la lettre, d'une description systématique, avec les deux déterminations perpétuelles « ici » et « maintenant », et même Le roi Cophetua à la façon de Dans le labyrinthe, en insistant sur les ressemblances, dans les deux récits, entre le tableau ou la gravure vu par le protagoniste et l'image qu'il a de sa propre situation. La qualité des romans de Robbe Grillet n'est pas ici en cause, mais il est évident, du moins pour Gracq, qu'il préfère la construction à l'émotion. Or c'est sur des échanges émotifs que les œuvres de Gracq, à tous les niveaux, se constituent.
Peu de créateurs sont moins que lui soucieux de dissimuler que leurs thèmes se rattachent à une lignée. Dans Lettrines, il établit les grandes influences qui s'exercèrent successivement sur lui : Jules Verne, Poe, Stendhal, Wagner, Breton, qu'il appelle ses « intercesseurs littéraires ». Claudel, Balzac, Hugo, Rimbaud, Chateaubriand ne fournissent pas des filons moins riches à sa réflexion. Bien plus, si l'on dressait un index des noms cités dans les ouvrages critiques et dans les ouvrages de fiction, on verrait qu'en général les « préférences » des personnages et celles de l'auteur se rejoignent et que leur besoin de références à la littérature, à la géographie, à l'histoire (la peinture, la musique, le cinéma restent loin derrière) est aussi constant. C'est même là peut être la plus grande constante matérielle, au point de vue textuel, des œuvres de Gracq. Gérard dans Un beau ténébreux, Grange dans Un balcon en forêt, Simon dans La presqu'île ont la même démarche mentale, les mêmes préoccupations que l'auteur de Lettrines et de Préférences, au point qu'on pourrait se livrer au jeu de faire passer des lignes entières d'un livre dans un autre sans créer de dissonances ou de changements d'éclairage. Par exemple, tel passage écrit par Gérard sur La vie de Rancé pourrait donner lieu à un échange avec tel passage de l'étude sur Chateaubriand recueillie dans Préférences. De même, ses références à Poe ou à Rimbaud. Les souvenirs d'enfance de Simon, de Gérard ou de Grange, aussi discrètement évoqués que les souvenirs personnels de Gracq au hasard de Lettrines, de façon aussi peu autobiographique, mais aussi poétique, établissent des constantes dans la forme des œuvres aussi bien que dans leur forme d'esprit (68).
On n'a guère de renseignements d'état civil sur les personnages de Gracq, mais leur univers spirituel, illustré notamment par leurs lectures, par ce qu'ils savent par cœur et par le cœur, est bien connu. De même Gracq est avare de confidences autres qu'artistiques et essentielles. Il s'amuse à donner dans Lettrines une « fiche signalétique » de ses personnages. Or presque tous les signes, les principaux d'entre eux en tout cas, s'appliqueraient aussi bien à Breton tel que le présente l'essai de Gracq, à Gracq lui-même tel qu'il apparaît précisément dans Lettrines. Tous pourraient prendre pour devise la proclamation du Manifeste du surréalisme : « Je veux qu'on se taise, quand on cesse de ressentir » que Gracq choisit comme thème moteur de la création artistique (69). Les personnages incarnent les thèmes du critique ou du théoricien; comme il le disait de Breton dans son essai, Gracq ne sépare pas le poète et le théoricien dans ses œuvres. Le théoricien retrouve les thèmes de ses œuvres personnelles dans les œuvres d'autrui, dont il ne parle justement, dans ses essais et ses notes critiques, que parce qu'il ressent ce dont elles parlent. Les études qu'il a écrites sur Béatrix, Bajazet, Sur les falaises de marbre trouvent en ces œuvres des œuvres d'élection, au sens plein du terme.
Dans l'univers de Gracq, la solidité des assises et la cohérence frappent donc au moins autant que le faisait la hantise de la foudre et de la nuit. Ces deux aspects contrastants ne sont nullement contradictoires, pas plus que ne le sont la veine symbolique et la veine qu'on pourrait dire quotidienne, presque documentaire. Des récits comme La presqu'île et Un balcon en forêt, dont les données sont « réalistes », c'est à dire vérifiables géographiquement et historiquement, ne sont pas moins attentifs à déceler la métamorphose du réel en surréel que le sont des récits éminemment fictifs comme La route et Le rivage des Syrtes. Bretagne mythique et Bretagne réelle ne sont pas séparables dans Au château d'Argol, Un beau ténébreux, La presqu'île ou le Tableau de
Cette cohésion générale se double d'une cohésion particulière à chaque œuvre. Chaque livre possède son registre, son ton. D'Au chateau d'Argol au Rivage des Syrtes la hantise du théâtre, de la répartition en tableaux portant des titres, est très importante. Illustrant la tendance théâtrale, Un beau ténébreux accorde cependant une place prépondérante à tout ce qui ressortit au « texte écrit » : poèmes en prose, impressions de lectures (c'est le livre le plus proche de Lettrines), longues lettres. La lenteur et la longueur des conversations et des descriptions, la fréquence des voyages, les effets de répétition et de symétrie donnent au Rivage des Syrtes un rythme solennel ; dans la langue également apparaît la solennité, le livre ne laissant pas de se montrer subjonctiviste, voire archaïsant parfois. C'est le plus long et le plus orchestré, ce qui est beaucoup plus important que la longueur, des livres de Gracq. En revanche, Un balcon en forêt, bien qu'il concerne la tragédie vécue de la dernière guerre, est, pour l'atmosphère et pour le style, le livre de Gracq le plus spontanément heureux ; il crée un climat réellement enchanté, en accord avec les étranges « vacances » qu'il évoque, enchantement qui n'est d'ailleurs pas réductible aux thèmes qu'il entrelace : joie sensuelle d'amours gracieuses, camaraderie virile, plaisir d'un dépaysement, sinon naïf, du moins étonné. La presqu'île est le plus actuel de ses livres par son sujet et par son vocabulaire ; l'automobile y détrône le château ; on y trouve des mots comme télévision et même bikini ; les journaux y parlent de célébrités ; on y épouse l'humour parfois saugrenu d'un demi monologue intérieur aux associations impromptues. C'est le récit de Gracq qui joue le plus sur les mots et sur les sentiments ; c'est le plus allègre, sinon le plus rapide.
Les livres de Gracq, comme il le dit dans Préférences du livre de Ringer Sur les falaises de marbre, sont des poèmes dont la substance est mieux liée que celle du monde réel. Leur force vient sans doute avant tout de ce que la cohésion interne, littéraire et spirituelle, de leur univers se joint à une non moins grande tension, à une attirance pour tout ce qui se réveille et se révèle. C'est là ce qui leur assure variété et constance, ce qui leur donne un ton à la fois vivant et exemplairement soutenu, à une époque où, comme le constate Gracq dans le deuxième tome, tout récemment paru, de Lettrines, « le langage tend à se réduire à sa seule fonction d'évacuation » et où l'on trouve peu « d'écrivains qui tout bonnement écrivent (70) ».
Jean SEMOLUE.
1. Le Monde, 16 mai 1970.
2. La presqu'île réunit autour de la nouvelle qui porte ce titre deux autres récits La route, Le roi Cophetua.
3. Entretien radiodiffusé par France Culture, 23 septembre 1972.
4. Lettrines, 1, p. 10.
5. Lettrines, I, p. 146.
6. Préférences, p. 56.
7. Au château d'Argol, p. 137. C'est Gracq qui souligne le mot. Dans le cadre de cette étude, il ne saurait être question de réunir tous les exemples, si révélatrice que soit leur répétition, mais d'indiquer une direction générale.
8. Un beau ténébreux, p. 84.
9. Le rivage des Syrtes, p. 161 et, pour les deuxième et troisième citations, p. 139.
10. Le rivage des Syrtes, p. 285.
11. Un balcon en forêt, pp. 82 et 83,
12. Ibid., pp. 51 et 225.
13. La presqu'île, pp. 54 et 66.
14. André Breton, p. 117.
15. Lettrines, I, p. 144.
16. L'Amour fou, cité dans André Breton, p. 131.
17. André Breton, p. 33. C'est Gracq qui souligne. Voici un bouquet d'images ressortissant à la même hantise, dans Lettrines : « ce pollen irremplaçable de l'événement en sa fleur » ; Breton n'a aimé que « ce qui se cueille, et ce qui se respire, dans sa fleur » ; « rien de plus grisant que le talent encore en bouton » ; Maria Casarès, créatrice de Kundry dans Le roi pêcheur, recevait de Marguerite Jamois les attentions que mérite « une rose encore en bouton » (I, pp. 45, 47, 69, 88). Au début du livre, l'or du Bogota balbutie vers le joyau, est « un or à l'état naissant ».
18. Ce sont les derniers mots du Rivage des Syrtes.
19. Le roi Cophetua, p. 239.
20. Au château d'Argol, p. 142.
21. Un beau ténébreux, p. 145.
22. Préférences, p. 210.
23. P. 71 ; c'est Gracq qui souligne.
24. Entretien radiodiffusé, 23 septembre 1972.
25. Le Monde, 16 mai 1970.
26. Un balcon en forêt, p. 15.
27. Pp. 30 et 50 51.
28. Un balcon en forêt, p. 84.
29. La presqu'île, p. 61.
30. Préférences, p. 148.
31. Pp. 30 et 31.
32. Pp. 75 et 132.
33. Pp. 209, 198 et 104.
34. P. 172.
35. La presqu'île, p. 16.
36. Pp. 22 et 161.
37. La presqu'île, pp. 21, 82, 90.
38. André Breton, p. 185 et suivantes.
39. Pp. 10, 16, 52.
40. La presqu'île, p. 191.
41. Pp. 187 et 235,
42. Les rappels thématiques signalés plus haut, par exemple la reprise perpétuelle du mot « attente » dans Le rivage des Syrtes, Un balcon en forêt ou Le roi Cophetua sont suffisamment éclairants. Mais parfois des mots plus simples gonflent et animent les paragraphes ; la répétition du mot « doré » illumine tel passage du Rivage des Syrtes (p. 27) ; celle du mot « ensevelit » assombrit tel autre (p. 35). La petite phrase : « Le silence se reforma », s'isolant en paragraphe, scande le chapitre capital où Aldo et Fabrizio voguent vers le Fanghestan (pp. 204 et 211).
43. I, p. 120.
44. C'est Gracq qui souligne ; de même dans l'avant propos d'Au château d’Argol.
45. Préférences, pp. 126, 129, 108, 131.
46. Pp. 46 et 47. A propos du titre de Liberté grande, on se souviendra de la phrase célèbre de Breton dans le Manifeste du surréalisme : « Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore ».
47. Préférences, pp. 130.131.
48. P. 56.
49. C'est Gracq qui souligne (comme éclatement dans le texte sur Lautréamont). Préférences, p. 62.
50. P. 56.
51. André Breton, p. 55.
52. Ibid., p. 69.
53. Liberté grande, p. 106.
54. P. 125.
55. P. 254.
56. P. 277.
57. P. 64.
58. P. 197.
59. Le rivage des Syrtes, p. 167.
60. Pp. 209, 271, 274, 248, 249, 108, 164. Avant même qu'elle ne soit liée à l'aventure des Syrtes, Vanessa avait été pour le narrateur « cette minime fêlure qui donne la profondeur d’un cristal invisible » (p. 55). C'est elle qui par nature, par fonction, rend Aldo attentif au thème du cristal fêlé, et cependant intact, semble t il, dont on a souligné plus haut l'importance.
61. C'est Gracq qui souligne, Lettrines, I, p. 51.
62. Preferences, p. 199.
63. Ibid., p. 232.
64. Ibid., pp. 213 et 212.
65. Ibid., p. 103. C'est Gracq qui souligne.
66. Lettrines, I, pp. 81 et 83.
67. Ibid., pp. 24 et 25. C'est Gracq qui souligne.
68. Gracq semble parfois solliciter lui même ce jeu de rapprochements. Ainsi, Simon pense dans La presqu'île (p. 95) : « Quand on approche de
69. Lettrines, I, p. 80.
70. Lettrines, II, pp. 111 et 90.
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