阿藍˙雷奈(Alain Resnais):電影是一座活生生的墳場

Alain Resnais : "Le cinéma est un cimetière vivant"
LE MONDE | 25.09.2012 à 13h32

Avec Nuit et Brouillard et Hiroshima mon amour,
Alain Resnais a ouvert la voie, aux côtés de quelques autres comme Roberto Rossellini ou Ingmar Bergman, à ce que l'on a appelé la modernité cinématographique, le cinéma de l'innocence perdue, né dans les cendres du désastre de la Seconde Guerre mondiale. Entre ses débuts dans le documentaire et la partie la plus tardive et la plus ludique de son oeuvre, il a travaillé comme un alchimiste, s'emparant de matériaux de toutes sortes - littérature, bande dessinée, chanson, opérette... - pour les transformer en oeuvres poétiques.

Travaillés par un rapport vertigineux au temps et à la mort, ses films n'en tendent pas moins, surtout à partir des années 1980, vers la légèreté, vers le jeu. A 90 ans, Alain Resnais en a réalisé une cinquantaine. Follement élégant avec son casque immaculé de cheveux blanc, son imper noir et sa chemise rouge carmin, le vieux cinéaste signe aujourd'hui Vous n'avez encore rien vu, où un metteur en scène qui vient de décéder convoque, de façon posthume, les comédiens avec qui il aimait travailler à une drôle de veillée funèbre...

Les titres de vos films sont souvent des citations. D'où vient celui-ci ?

A l'origine, il y a une chanson de Al Jolson. La chanson, qu'il chantait dans Le Chanteur de jazz (1927), ce film que l'on considère comme le premier film parlant de l'histoire du cinéma, et qu'il chantait aussi bien dans des récitals, s'intitule Vous n'avez encore rien entendu. Donc ce titre est une forme d'hommage à Al Jolson. C'était un de mes acteurs favoris... J'avais une autre proposition de titre, mais je savais qu'elle ne pouvait être acceptée. C'est une phrase qui vient de la version française de Dracula, que j'ai finalement mise dans un intertitre. "Quand ils eurent passé le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre." Les surréalistes, Robert Desnos, Aragon, Breton, Soupault, s'en étaient emparés... Ça leur appartient complètement aussi.

A propos de surréalistes, les décors du film semblent inspirés de la peinture de Paul Delvaux.

Un ami m'a fait la même réflexion, et cela me ravit. Delvaux est un peintre que j'aime beaucoup. En 1962, il avait accepté de faire les décors pour un projet de film, Les Aventures de Harry Dickson, pour lequel on n'a jamais trouvé l'argent. Mais pour le film, s'il y a une influence, c'est inconscient.

La voix off qui interpelle les acteurs au début fait penser aux dispositifs de Sacha Guitry, un auteur qui vous est cher également. Avez-vous pensé à lui ?

Non plus. L'idée du film vient de mon producteur, Jean-Louis Livi. La règle du jeu entre nous consiste à faire des films à partir de pièces de théâtre. Il aime Eurydice, et c'est un goût que je peux partager. A la suite d'une première lecture qui ne me satisfaisait pas, Laurent Herbiet (le coscénariste) a suggéré de mélanger Eurydice avec une autre pièce d'Anouilh, Cher Antoine ou L'Amour raté. De là vient l'axe "farcesque" du film... Cela m'amusait de convoquer les acteurs sous leur nom. Ils devaient accepter de se compromettre dans l'affaire, prendre la responsabilité de venir habillés, coiffés, comme ils l'auraient fait s'ils se rendaient véritablement à l'enterrement de ce metteur en scène pour qui ils avaient joué. Après, s'ils se mettaient à rêver malgré eux pendant le film, ça les regardait.

Sabine Azéma, Lambert Wilson, Pierre Arditi ont joué dans des pièces d'Anouilh. Est-ce un hasard ?

Ce qui m'a guidé dans le choix des acteurs, au-delà du fait que je les connais, c'était une volonté de composer ce qui aurait été pour moi une distribution parfaite pour Eurydice. Si untel avait quarante ans de moins c'est lui que je prendrais, si un autre avait dix ans de moins c'est lui que je prendrais... Dans un entretien avec Michel Ciment, Lucian Pintilie, le metteur en scène de théâtre et de cinéma, disait que rien n'est plus émouvant que voir un acteur jouer un rôle qu'il n'a plus l'âge de jouer. Parce qu'il le fait avec ses souvenirs, avec les émotions de sa vie...

Avez-vous vu "Camille redouble", de Noémie Lvovsky, qui repose sur ce même principe ?

Non, mais je vais m'y précipiter. D'abord parce que les films de Lvovsky m'intéressent. Et parce qu'il se trouve de plus que nous avons le même producteur. Si Camille redouble fait beaucoup d'entrées, je pourrai faire mon prochain film beaucoup plus facilement ! On devrait commencer à tourner le 1er décembre.

Encore une pièce de théâtre ?

Oui. Le film sera tiré d'une pièce d'Alan Ayckbourn, comme l'étaient mes films Smoking/No Smoking et Coeurs. Il s'appellera Aimer, boire et chanter.

D'où vous vient cette attirance pour le théâtre ?

Quand je ne faisais pas encore de films, je me suis promis de ne jamais faire un film écrit par un romancier, ou tiré d'un roman. Les adaptations littéraires, D'Artagnan, Madame Bovary, me décevaient invariablement. J'étais trop rigoriste, mais enfin... Mon rêve, c'était de travailler sur un scénario original écrit pour le cinéma, à la condition que l'auteur ait écrit pour le théâtre avant. J'ai connu Marguerite Duras en voyant Le Square au théâtre. Alain Robbe-Grillet n'avait pas fait de théâtre, mais il allait à toutes les générales, et son style d'écriture était extrêmement musical, extrêmement théâtral. Après avoir lu le scénario de L'Année dernière à Marienbad, je me souviens lui avoir dit : "En fin de compte, c'est un livret d'opéra ce que vous me donnez." Ce à quoi il a répondu : "Oui, oui, tout à fait."

C'est une affaire de musicalité ?

Entièrement. Mais la tessiture, le grain de la voix de l'acteur comptent pour moi énormément. Au début, j'étais consterné quand on me disait que le jeu de mes acteurs était très théâtral. Y compris quand les films provenaient de scénarios originaux. Je n'ai jamais voulu que mes acteurs aient un jeu théâtral. Mon seul critère pour la direction d'acteurs, c'est de comprendre ce qu'ils disent, et d'y croire. Pour le reste, ils sont libres de faire les pires excentricités. Plus ils peuvent me surprendre, plus je suis heureux... Je suis satisfait si les spectateurs comprennent qu'ils ne sont pas devant du cinéma vérité, qu'ils sont bien devant des acteurs, maquillés, qui ont appris leur texte, que je ne triche pas. Je n'essaye pas d'imiter la réalité. Si j'imite quelque chose, c'est l'imaginaire. Je serais content si l'on disait de mes films qu'ils sont des documentaires sur l'imaginaire.

A la famille d'acteurs que vous vous êtes constituée, autour de Sabine Azéma, Pierre Arditi, André Dussollier ou Lambert Wilson, s'en greffe une autre depuis "Les Herbes folles", celle des frères Podalydès, Mathieu Amalric, Michel Vuillermoz...

J'ai une grande admiration pour Arnaud Desplechin par exemple, et Bruno Podalydès. Aussi quand je vois des acteurs dans leurs films, j'ai peut-être la tentation de les leur piquer. C'est une inspiration.

Dans "Vous n'avez encore rien vu", vous avez demandé à Bruno Podalydès de mettre en scène la pièce de la jeune troupe de théâtre, et d'en filmer la captation.

Je n'ai pas l'âge de la Compagnie de la Colombe. C'était une sécurité de demander à quelqu'un qui est d'une génération plus proche de 2012 de s'en charger. Pour jouer le jeu, j'avais refusé de donner la moindre indication à Bruno Podalydès, et je n'ai pas vu sa partie avant de tourner la mienne. Ce n'est qu'au montage qu'on a rassemblé les deux, sans savoir à quoi nous devions nous attendre.

La mort est présente dans "Vous n'avez encore rien vu", comme partout dans votre cinéma.

Le cinéma est un cimetière vivant. Les vedettes des films des années 1920, 1930, 1940 continuent de nous hanter depuis le fond de leur tombe. Il y a des gens qui vont voir aujourd'hui un film de Fritz Lang pour la première fois de leur vie. Les salles du Quartier latin, avec leurs reprises, sont peuplées de fantômes... Je sens la mort dans tout spectacle de cinéma.

Chris Marker, avec qui vous avez eu une relation de travail, d'amitié très forte, a rejoint récemment ces fantômes. Avait-il vu votre dernier film ?

Non. Nous avions cessé de nous montrer nos films respectifs. On continuait de s'envoyer des petits mots, des signes, des disques, des DVD... Mais il était dans sa bulle à lui, sa bulle toute numérique. Cela dit, mon admiration pour son travail et pour sa personne est illimitée. Il pouvait écrire, il pouvait chanter, il pouvait composer de la musique, il pouvait filmer, il tenait la caméra lui-même... Quand je vais à l'étranger et qu'il y a des discussions, avec les critiques ou avec le public, il y a plus de questions - j'exagère peut-être... - sur Chris Marker que sur mes films. Il était tellement libre et secret. Il ne transigeait pas. Et les sujets de ses films étaient le monde entier...

Par Isabelle Regnier (propos recueillis)
 

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