Dans Nobody Knows, Hirokazu Kore-Eda suivait le plus vieux membre d'une famille sans attache (des enfants sans papa et abandonnés par leur maman) qui essayait coûte que coûte de conserver l'illusion d'une cellule unie. Il est encore question d'une famille fragile mais vaillante dans Still Walking qui se réunit le temps d'un week-end estival pour rendre hommage à l'un des membres disparus. Un poème beau, lent et discrètement émouvant, dont les vers sonnent faux.
En quelques films, le réalisateur Hirokazu Kore-Eda a réussi à se faire un nom - il a été aidé par le passage remarqué en compétition au festival de Cannes de son Nobody Knows dont la rigueur, la beauté et la poésie mortifère avaient confirmé la propension du cinéaste à sonder l'indicible. Maborosi, son coup d'essai, évoquait une veuve esseulée qui mélangeait tous les pinceaux de sa vie défaite ; After Life autopsiait les songes de morts à travers des idées de cinéma assez fulgurantes ; Distance racontait la douleur d'un pèlerinage... Still Walking narre un autre sujet, peu guilleret : la commémoration d'un frère, mort il y a quinze ans. Pour l'occasion, son frère et sa soeur rendent visite aux vieux parents : un père qui n'affiche pas ses sentiments - même envers ses enfants -, de peur qu'on ne le respecte plus comme le médecin prestigieux qu'il a été et qu'il n'est plus ; et une mère qui supporte la douce folie de son époux et cache son amertume derrière une politesse appuyée. A travers cette histoire, Kore-Eda reprend son thème de prédilection (les liens invisibles qui unissent les morts et les vivants) et peint au sens littéral le portrait d'une famille comme les autres, qui ne s'était pas revue depuis longtemps. Avec les retrouvailles enjouées sur le seuil de la porte, les banalités d'usage pour remettre au goût du jour ce que les personnages sont devenus, puis les mots bateaux sur lesquels on achoppe, les attitudes et les silences qui en disent long.
Le réalisateur japonais regarde ses personnages - qu'il ne juge jamais - évoluer au gré de longs plans fixes qui favorisent les portraits d'ensemble. Avant de les isoler pour tordre ce qui pourrait ressembler à un bonheur artificiel. D'un bout à l'autre, on n'est jamais dans le trip doloriste - Kore-Eda exècre ce qui ressemble à de la facilité -, toujours dans une espèce de pudeur qui empêche les personnages de balancer tout ce qu'ils pensent et le film de se vautrer dans l'hystérie complaisante des règlements de compte minables. A dire vrai, on est plus dans la réalité que dans la fiction. Il y a le regard des enfants - et en particulier un enfant -, subtil contrepoint qui provoque le brouhaha ambiant (faut toujours engueuler les enfants lorsqu'on n'a plus rien à se dire) et ne comprend rien aux conversations des adultes. Faut dire qu'il a le temps et qu'il sera très vite confronté à ça : aux mesquineries, aux jalousies, aux petits trucs qui font les grands touts des secrets de famille. Il y a l'ombre d'un mort, responsable de la déchirure lointaine et de la réunion urgente de la famille, qui plane tel un fantôme (Kore-Eda filmant d'ailleurs le point de vue d'un fantôme sur les vivants). Il y a aussi une fluidité dans les dialogues qui fait que les personnages passent du coq à l'âne, peuvent à la fois parler du repas (la préparation de la bouffe au début où maman et fifille font bonnes copines) et d'une absence inconsolable, avec le même détachement. Pour passer des choses futiles aux choses essentielles, sans créer de rupture fâcheuse.
Là où il aurait été tellement plus fastoche de s'abîmer dans le concentré pleurnichard, le réalisateur joue sur les silences, convoque l'absence des personnages fantômes, laisse entrevoir des confessions intimes - parfois déchirantes (la manière dont la mère, si silencieuse et si accueillante, organise elle-même son deuil en invitant masochistement le "responsable" de la mort de son fils). Tout est subtil, rentré aussi. Il suffit d'observer la relation entre le père et le fils, la manière dont ils se tournent autour sans se toucher, pour comprendre que quelque chose ne fonctionne pas, ne fonctionne plus ou alors ne peut pas accoucher. D'un côté, ce père, orgueilleux, effrayé par le manque de respect et l'humiliation publique - il préfère être craint plutôt que de craindre - qui n'a pas envie de faire des courses au cas où les gens du quartier le verraient en train de porter des sacs. De l'autre, ce fils, silencieux, qui tire la tronche depuis qu'il est arrivé, qui fait gaffe aux appels qu'il reçoit sur son portable et garde toutes ses souffrances pour lui, pour le jour où il dira tout - s'il y a un jour. Lorsque les autres membres de la famille (toutes des femmes) se mettent à discuter du boulot du fils, le père, qui fait le même boulot, préfère lire son journal. Tout ça dans un même plan qui dure, qui dure, et rend le déjeuner familial moins lisse que prévu. Aux scènes lapidaires de Nobody Knows - qui jouait sur la répétition et la dégradation presque imperceptible dans un quotidien de moins en moins ordonné (puisque privé de contrôle adulte), il répond ici par de longues séquences qui captent des tonnes de choses dissonantes, creusent une approche documentaire, laissent quelques névroses à vif (le père qui n'a jamais pris de bain avec son fils parce que lui-même n'a peut-être jamais connu l'affection de son papa, brouillé avec ses souvenirs, irrité par le besoin de reconnaissance de son fiston et seul avec sa morgue).
Avec une acuité insensée, Kore-Eda enregistre la lente dislocation d'une cellule familiale rongée par l'incommunicabilité. Composition des plans, sens du cadre : la mise en scène incarne les enjeux du film, dispense le cinéaste de toute paraphrase, semble flotter au sein de cette communauté comme une présence constante, en nous plaçant dans un état d'observation. Les questions que ce réalisateur soulève sans jamais les formuler sont passionnantes : qui pour aider qui ? Qui est compatible avec qui ? Quels liens au sein d'un groupe ? Il y répond en mêlant tout : l'intime et le mythe, l'abstraction et l'émotionnel. Avec un sens de la perception intériorisée, Kore-Eda filme aussi et surtout ce temps distendu du samedi ensoleillé au dimanche sombre, de la quiétude au cauchemar. Plus il fait nuit, plus les membres de la famille retirent les masques, se rapprochent en se frôlant. Le week-end se termine : ils rentrent chez eux. Ont-ils changé pour autant ? Oui, peut-être ; mais, cela, Kore-Eda ne le filmera pas. Parce qu'il laisse le spectateur travailler tout seul, comme un grand, en plaquant son vécu sur ce qu'il vient de voir. Still Walking (titre qui renseigne sur l'état de cette famille morcelée) propose juste de ne pas passer à côté des choses compliquées.
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