Un rapport permanent à la littérature
LE MONDE |
Claude Lévi-Strauss a toujours entretenu avec la littérature (et avec l'art en général) une relation à la fois intime et oblique. En 1941, à bord du bateau de l'exil qui le mène aux Etats-Unis, il commence un long dialogue avec André Breton sur l'art qui, malgré quelques malentendus, continuera jusqu'à la mort de l'écrivain. Mais ce n'est qu'au crépuscule de sa carrière, en 1993, dans Regarder écouter lire, que Lévi-Strauss avance, non pas une théorie générale, mais le témoignage d'une pratique assidue, parfaitement informée. C'est moins la modernité du surréalisme - il n'a jamais caché son rejet des expressions artistiques contemporaines et sa conviction d'un "naufrage de l'art non figuratif" - qui l'intéresse que son lien avec la tradition du XIXe siècle, notamment le symbolisme.
Mais il faut faire remonter plus loin cette généalogie spirituelle.
A Montaigne d'abord, dont l'auteur de Tristes Tropiques propose une "relecture" en 1991, dans Histoire de lynx. Montaigne, c'est le philosophe qui ne cherche pas à surmonter les contradictions mais qui considère que "toute certitude a la forme a priori d'une contradiction, et qu'il n'y a rien à cacher par-dessous". Sceptique, anti-métaphysicien, Lévi-Strauss cultive ce qu'il avait nommé, dans le titre d'un recueil d'essais paru en 1983, Le Regard éloigné. Regard qui s'attache plus aux oeuvres, "objets absolus" qu'aux hommes qui les produisent : "Ne valent que les traces assemblées, comme des jointures singulières dans le flux de l'histoire." La référence à la Tétralogie de Wagner, "père irrécusable de l'analyse structurale des mythes", ouvre et conclut la tétralogie des Mythologiques (1964-1971), conçues comme le "négatif d'une symphonie". Les pages finales du dernier volume, L'Homme nu, avec des accents superbement crépusculaires, superposent au Crépuscule des dieux celui des hommes.
Après Montaigne, il y a Rousseau, "fondateur", dira-t-il, des "sciences de l'homme". "Marx et Freud me font penser. A la lecture de Rousseau, je m'embrase." Alors que Diderot - "quelqu'un avec qui je m'entends mal" - lui semble "bavard", l'auteur du Contrat social "cherche l'union du sensible et de l'intelligible, ce que j'essaye de faire moi-même par d'autres voies" (entretien avec Didier Eribon, 1988).
Chateaubriand (celui du Génie du christianisme autant que des Mémoires), Dickens, Balzac, Rimbaud (il analyse dans Regarder écouter lire, le Sonnet des voyelles, comme il avait analysé, au début des années 1960, avec Roman Jakobson, les Chats de Baudelaire), Proust (pour l'art des agencements, du "bricolage")... furent également présents aux premiers rayons de la bibliothèque de Lévi-Strauss.
A Catherine Clément qui lui demandait un jour si quelque chose l'épuisait dans la vie, il avait répondu sans l'ombre d'une hésitation : "Ecrire : c'est un labeur exténuant." Vraie parole d'écrivain.
Patrick Kéchichian
Article paru dans l'édition du
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