Les obsessions de Federico Fellini
LE MONDE DES LIVRES | 15.11.07 | 13h39  •  Mis à jour le 15.11.07 | 13h39

Durant plus de vingt ans, entre 1960 et 1982, Federico Fellini dessina et commenta ses rêves. Ses songes étaient notés chaque matin, à son réveil, sur un carnet posé à dessein sur sa table de chevet. Il avait lui-même ensuite relié ce journal très intime pour en constituer deux volumes. A sa mort, en 1993, ce document fut déposé dans le coffre d'une banque romaine par ses six héritiers. On peut l'acquérir aujourd'hui : Le Livre de mes rêves fait l'objet d'un ouvrage mirobolant publié chez Flammarion.
L'acquisition de cette précieuse pièce de collection par la Fondation Federico Fellini, créée en 1995 afin de conserver et de diffuser les archives du maestro, fut mouvementée. Une clause exigeait la présence physique des six déposants pour retirer l'objet du coffre. Si la fondation s'était vu céder deux parts, celles de Maddalena, soeur de Federico (sur don), et de Rita, la fille du frère de Federico (sur vente), le prix demandé par les quatre autres héritiers, de la famille de Giulietta Masina, était exorbitant. Il fallut attendre 2005 pour parvenir à un accord et régler le problème juridique de la présence obligatoire des ayants droit, certains étant décédés. Un notaire fit alors valoir un vice de forme dans l'une des pièces administratives, si bien que la fondation ne put disposer du Livre de mes rêves qu'en 2006.
Patchwork de croquis en couleurs, dessins humoristiques légendés et récits, autodécryptages, cet exercice auquel se prêta Fellini sur les conseils de son psychanalyste, le jungien Ernst Berhhard, est un inventaire de fantasmes, de hantises, en même temps qu'un déroutant Who's Who. Outre par la propension de Fellini à se représenter de dos, chevelu et maigre, on y est frappé par la récurrence des cauchemars, une obsédante présence de la mort, de la catastrophe collective : débordement du Tibre, tempêtes, inondations, accidents de train ou d'avion, écroulement d'une tour, explosion d'une bombe atomique.
Plus attendue et digne du catalogue des conquêtes de Don Juan, la litanie de femmes, pour la plupart plantureuses, nues, parfois les cuisses colossales ouvertes, l'une dotée d'un clitoris monstrueux. Celles-ci, liaisons éphémères, une brune orageuse, une blonde monumentale, dont une certaine "grassouillette" aux "fabuleuses grosses fesses élastiques", sont identifiées par l'initiale d'un prénom, ou, proies de désirs (Sophia Loren, Anita Ekberg), repérables d'emblée par leur plastique ou l'explication qui les accompagne. Giulietta Masina est la plus représentée, jalouse des maîtresses de Federico, accouchant d'un requin, altérée par l'alcool, malade, mourante, morte dans son cercueil. Cruel, il note : "Je vois Giulietta jouant Gelsomina, mais comme elle a vieilli ! C'est une petite femme plus large que haute, mal fagotée, chargée de chiffons."

RÉPULSION POUR CASANOVA
La galerie des portraits de personnages connus convoque Marcello Mastroianni, Pablo Picasso, Georges Simenon, Salvador Dali, Jean XXIII, Laurel et Hardy, Luchino Visconti... Chaplin fait le pitre déguisé en Hitler. Fellini est enlacé "ventre contre ventre" avec Giorgio Strehler, au lit avec Pasolini. Aux côtés de Vittorio Gassman, il attend Casanova : "Voyons un peu à quoi ressemble ce bouffon !" Le prince des séducteurs vénitiens lui inspire d'ailleurs une telle antipathie que Fellini rêve, en 1975, qu'il fait partie des Brigades rouges. Ce qu'il interprète ainsi : "Appartenir aux Brigades rouges est tellement absurde pour moi qui éprouve une aversion totale envers toute forme de violence qu'il est évident que mon inconscient m'avertit que ce que je m'apprête à faire (tuer le film sur Casanova) est fou, extrémiste, infructueux."
L'histoire de la répulsion de Fellini pour Casanova et son "siècle de merde" fait l'objet d'un chapitre entier dans la biographie que lui consacre Tullio Kezich (par ailleurs l'un des maîtres d'oeuvre du Livre de mes rêves). Portrait éclairé où l'on découvre des épisodes mal connus : sa brouille avec Alberto Sordi (écarté du personnage de Zampano dans La Strada, après essais) ; l'épuisement psychique et les nuits blanches, durant le tournage de ce même film, qui le poussent à commencer une psychanalyse ; les traces, dans son oeuvre, de ses infidélités conjugales ; le tournage de La Dolce Vita et la prise de position de Pasolini, qui vole au secours de son ami attaqué par le clergé en proclamant qu'il s'agit d'"un film catholique" ; les épisodes névrotiques de sa vie au début des années 1960, les clés de Huit et demi.
Tullio Kezich relate un flirt peu connu de Fellini : celui qu'il entretint avec le surnaturel. On le découvre fréquentant magiciens et médiums, absorbant du LSD et s'adonnant à des séances de spiritisme, qui alimenteront Juliette des esprits. Sait-on, enfin, que les dernières images tournées par Fellini sont des spots publicitaires pour la Banca di Roma (en tout, moins de sept minutes), dont le dernier est tiré du Livre de mes rêves ? Il s'agit d'un déjeuner sur l'herbe au cours duquel un homme se retrouve attaché à une chaise longue coincée sur une voie ferrée, tandis qu'un train arrive. La Mostra de Venise les projeta en 1992, devant vingt spectateurs.
On retiendra en dernier lieu ce commentaire d'un Fellini tourmenté : "Nous sommes des mystères parmi les mystères."

LE LIVRE DE MES RÊVES
de Federico Fellini. Traduit de l'italien par Renaud Temperini. Flammarion, 584 p., 89 €.
FEDERICO FELLINI, SA VIE ET SES FILMS de Tullio Kezich. Traduit de l'italien par Vincent Raynaud, Gallimard, 402 p., 26 €.

Jean-Luc Douin

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