Ni fric ni modes, ni records ni flonflons, ni gadgets ni Facebook, ni traders ni pirates, ni élites ni fisc, ni 3D ni clips, ni communautariste ni mondial, ni Oscars ni mouchoirs. Tel est mon choix cette année, celui d'un cinéma de poètes, d'inclassables, d'altermondes. Je spécule sur de nouveaux auteurs, sur la faculté des uns et des autres à franchir leurs frontières.

Je propose un quinté délibérément décalé de ce que l'on appelle le déluge quotidien d'images, que l'on subit. Ces quasi inconnus que sont l'Italien Frammartino et le Turc Kaplanoglu (deux très grands cinéastes en devenir) nous invitent à l'élégie, la contemplation, la réflexion métaphysique.

Leurs films sont quasiment dénués de paroles et de musiques. C'est le son de la nature qu'ils donnent à entendre, le rapport au temps qu'ils proposent d'explorer, le cycle de la vie et de la mort. Un univers où le réel rejoint l'imaginaire, où le burlesque égaye la gravité de nos destins. Du Philippin Mendoza, vous entendrez aussi reparler, dans les sphères où se situe désormais le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul.

La manière dont il témoigne de la résistance du petit peuple de Manille aux épreuves économiques et familiales qui lui sont imposées est l'une des plus toniques qui soient. L'Iranien Kiarostami a réussi, lui, l'exploit de réinventer l'art de raconter une histoire d'amour. Nous renvoyant aux bruits géopolitiques de l'Univers, donnant une leçon de romanesque, Olivier Assayas est resté (Cannes l'a dit) hors normes.

 

Le classement de Jacques Mandelbaum

1. "Mystères de Lisbonne" de Raoul Ruiz 《里斯本的秘密》

2. "Nostalgie de la lumière" de Patricio Guzman 《光線的惆悵》

3. "Shutter Island" de Martin Scorsese 《隔離島》

4. "La terre de la folie" de Luc Moullet

5. "Ajami" de Scandar Copti et Yaron Shani 《遠離阿雅米》

Meurtre et folie. Quelques-uns des meilleurs films de l'année ont tourné, jusqu'au vertige, autour de ce trouble pot aux roses. Le programme, international, en fait voir de toutes les couleurs au film noir. A commencer par Mystères de Lisbonne, le plus singulier, romanesque, galvanisant, de tous. Inspiré d'un roman-feuilleton portugais du XIXe siècle, le film nous entraîne, plus de quatre heures durant, dans un maelstrom d'intrigues, de personnages et de chausse-trapes, avec une volonté baroque de réenchanter et le monde et le cinéma. Compatriote de Ruiz, exilé chilien installé comme lui en France, Guzman signe avec Nostalgie de la lumière un documentaire d'une intelligence et d'une sensibilité bouleversantes, qui met en miroir l'observation astronomique et la disparition des victimes de la dictature.

Une réflexion sur les ténèbres qu'a menée, à sa manière, Martin Scorsese dans Shutter Island, qui remonte la piste concentrationnaire depuis le cerveau d'un dément, dans ce qui est son plus beau film depuis longtemps. Quant à Moullet, vaudouïsant jusqu'au fou rire le documentaire, il nous emmène en expédition pataphysique dans les alpages, sur la piste d'une série de coups de sang censément infuencés par le climat.

Ces titres, on l'aura noté, témoignent du retour en forme de grands anciens. Il revient à Ajami, premier long-métrage israélien, d'incarner le renouveau. Les réalisateurs, l'un d'origine juive, l'autre d'origine palestinienne, y passent le conflit le plus médiatisé de la planète à l'alambic du film de genre. Il en résulte un polar documenté, tranchant comme le rasoir, fatal comme la mort.

 

Le classement de Jean-François Rauger

1. "Mystères de Lisbonne" de Raoul Ruiz 《里斯本的秘密》

2. "Film socialisme" de Jean-Luc Godard 《社會主義電影》

3. "Les femmes de mes amies" d'Hong Sang-soo

4. "The Ghost Writer" de Roman Polanski 《獵殺幽靈寫手》

5. "Mother" de Joon-ho Bong 《非常母親》

Si l'on juge le cinéma par sa capacité à faire croire à la possibilité pour un monde invisible de côtoyer un monde visible, au rêve de s'introduire dans la réalité, aux fantômes d'accompagner les vivants, tout en remettant en question de telles contradictions, alors on peut dire que trois films au moins, cette année, auront accompli ce prodige.

Mystères de Lisbonne rappelle la possibilité pour le cinéma de retrouver l'ampleur romanesque de la littérature du XIXe siècle tout en laissant subtilement entrevoir la possibilité d'un autre monde, caché derrière les apparences, et susceptible de remettre en question l'évidence réaliste du cinéma. Avec The Ghost Writer, Roman Polanski confirme qu'il est définitivement le cinéaste de "l'inquiétante étrangeté", de la substitution de la réalité elle-même par un monde purement psychique, de la transmutation de ce qui s'annonçait comme un banal thriller en une implacable plongée paranoïaque. Et l'on pourrait, bien sûr, ajouter à cette liste le film d'Apichatpong Weerasethakul, qui eu la Palme d'or cette année au Festival de Cannes et qui convoque des spectres en toute simplicité : Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures.

Les deux Coréens Hong Sang-soo et Bong Joon-ho rappellent qu'ils sont deux cinéastes majeurs. Le premier, avec Les Femmes de mes amies, réalise un conte moral sur la guerre des sexes où l'acuité du regard se marie avec un burlesque et un sens de la dérision issus d'un très lucide sens de l'observation. Quant à Mother de Bong Joon-ho, c'est un portrait de femme où l'attendrissement se transforme progressivement en effroi. Godard, enfin et toujours, tire avec Film socialisme le bilan du XXe siècle. Rien que ça. Terrifiante beauté.

 

Le classement d'Isabelle Regnier

1. "Mystères de Lisbonne" de Raoul Ruiz 《里斯本的秘密》

2. "Oncle Boonmee" d'Apichatpong Weerasethakul 《波米叔叔的前世今生》

3. "Mourir comme un homme" de Joao-Pedro Rodrigues 《死相好》

4. "Kaboom" de Gregg Araki

5. "Ajami" de Scandar Copti et Yaron Shani 《遠離阿雅米》

Une adaptation d'un grand roman portugais du XIXe siècle, un film de fantômes tourné dans la jungle thaïlandaise, un teen-movie queer décapant, un polar israélo-palestinien à haute teneur politique, un mélo sur les affres d'un transsexuel catholique vieillissant.

Cette sélection a beau balayer un large spectre du cinéma, elle trouve sa cohérence dans un motif commun, le tourbillon, dans lequel on peut lire le signe d'un retour en force du romanesque. L'intégration d'une série télé en bonus à cette sélection n'est pas anodine, car c'est en partie depuis ce territoire que déferle cette nouvelle vague romanesque.

Les Mystères de Lisbonne en sont l'illustration parfaite. Avant de devenir un film de quatre heures et vingt-six minutes, cet enchevêtrement ludique de récits à tiroirs, dont le sens se retourne à volonté à la faveur d'un vertigineux jeu de miroirs, fut d'abord conçu pour être diffusé sur Arte par épisodes. Bien que directement pensé pour le cinéma, Ajami se distingue par l'association d'un fort ancrage documentaire et d'une structure narrative complexe, qui fait fortement penser à l'excellente série "The Wire", de David Simon.

Le romanesque des trois autres films de cette sélection, en revanche, ne doit rien à la télévision. Dans Oncle Boonmee..., c'est le fascinant ballet de créatures de toute nature (hommes, animaux, morts, vivants...) qui démultiplie les niveaux de récit. Dans Kaboom, cette fonction est prise en charge par la dynamique des combinaisons sexuelles entre les personnages. Et dans Mourir comme un homme, par la licence poétique d'un auteur qui s'autorise des raccords mentaux d'une extravagance sensuelle, plastiquement renversants.

 

Le classement de Thomas Sotinel

1. "Carlos" d'Olivier Assayas 《卡洛斯》

2. "Fantastic Mr. Fox" de Wes Anderson 《超級狐狸先生》

3. "The Social network" de David Fincher 《社群網站》

4. "White Material" de Claire Denis 《白鬼子》

5. "Vénus noire" d'Abdellatif Kechiche 《黑維納斯》

En mettant le récit des méfaits de Vladimir Illich Sanchez par Olivier Assayas au sommet de cette liste, on ne salue pas la version sortie en salles quelques semaines après le Festival de Cannes, mais bien les cinq heures et demie projetées sur la Croisette avant d'être diffusées sur une chaîne de télévision. De même que le premier épisode de la série "Boardwalk Empire", réalisée par Martin Scorsese, présente autant d'intérêt que Shutter Island, distribué dans les cinémas du monde entier, le destin de Carlos, exclu de la compétition cannoise mais invité dans tous les hauts lieux de la cinéphilie contemporaine, montre que le cinéma n'est plus une affaire de taille d'écran ou de pellicule. D'ailleurs, The Social Network, distribué dans les multiplexes du monde entier, a été tourné avec des caméras numériques et témoigne que le cinéma peut dégainer aussi vite que la télévision : Mark Zuckerberg a eu à peine le temps de devenir le maître du monde avant que David Fincher ne lui tire le portrait.

Tout ça n'est pas seulement affaire de support de tournage, de surface de projection. Les films qui ont émergé cette année souvent frustrante (la liste des déceptions et des sujets d'irritation, voire plus si allergie, tiendrait beaucoup plus de place que celle-ci, de Petits Mouchoirs en Alice tridimensionnelle) épousent au plus près les tourments du temps, du pays africain en décomposition illuminé par la grâce obstinée d'Isabelle Huppert à la généalogie du racisme et de l'exclusion tracée par Abdellatif Kechiche. Heureusement, il y a les renards et leur pays imaginaire, qui ressemble à un décor de train électrique. Mais les rêves mêmes ramènent à la réalité et Fantastic Mr. Fox est aussi un portrait de famille sans pitié.

Article paru dans l'édition du 30.12.10
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